Chapitre 2 :

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Assis là, face au père de Rozalia, j'observais cet homme à l'aspect sévère avec une certaine appréhension. Il était confortablement installé dans son grand fauteuil, la pipe entre ses longs doigts, dégageant une fumée qui dansait paresseusement dans l'air. Le cœur battant comme s'il allait s'arracher de la poitrine, je me raclai la gorge pour me préparer à formuler les mots que j'avais soigneusement répétés :

— Monsieur Obolensky, lançai-je finalement, ma voix tremblante, voilà maintenant quelques semaines que Rozalia et moi nous nous connaissons. Ne soyez pas surpris par ma présence ici aujourd'hui. Je veux que vous sachiez que mes sentiments à son égard sont des plus sincères, dignes des plus grandes promesses que l'on puisse faire.

Je marquai une pause, prenant le temps d'observer les changements subtils de son expression, priant pour qu'il ne lise pas l'angoisse qui se dégageait de mes yeux. J'inhalai profondément, avant de poursuivre :

— J'aimerais vous demander, avec tout le respect que je vous dois, la permission d'épouser votre fille.

J'étais conscient que ma requête était difficile, malgré mon nouveau statut social, je n'étais pas né ainsi, aucun sang pur ne coulait dans mes veines. Je priais intérieurement pour que mes sentiments et mes intentions soient reçu avec l'ouverture d'esprit que j'espérais et que Mr Obolensky n'ordonne pas à ses chiens de me dévorer. Cependant, il ne me répondit pas immédiatement; au lieu de cela, il me dévisagea avec une expression empreinte de supériorité. Son regard, au fond, était perçant, comme s'il essayait de percer les entrailles mêmes de mon âme. Pendant ce temps, il caressait distraitement la tête de l'un de ses doberman au pelage noir brillant. Chaque seconde qui passait me semblait interminable, et je ressentais la tension s'accumuler autour de nous. Je n'avais aucune idée de la manière dont il allait réagir et, si je n'étais pas follement épris de Rozalia, je me serais probablement éclipsé en courant, fuyant du mieux que je le pouvais.

Finalement, après ce qui me sembla être une éternité d'attente et de silence pesant, Nikolaï Obolensky se pencha en avant pour ouvrir la boîte à cigares posée sur le guéridon à côté de son fauteuil. Avec un geste précis et mesuré, il en tira un, avant de se tourner vers moi avec un sourire énigmatique et de me le proposer en ajoutant :

— Ce sont les meilleurs... importés directement de Cuba.
Cette gentillesse me laissa perplexe, un geste de courtoisie ou un moyen de me distraire pour mieux me ridiculiser par la suite ? Bien que je n'appréciais guère fumer, refuser aurait sans doute été mal perçu.

— Merci, Monsieur, remerciai-je humblement en prenant le cigare.

— Donc, vous désirez épouser ma fille, annonça-t-il en tirant une bouffée de sa pipe. Dites-moi, pourquoi devrais-je accepter que mon unique enfant s'engage avec un homme issu des bas-fonds ?

Je devais m'y attendre. Bien que je fusse convaincu d'être en mesure d'offrir à Rosalia tout ce qu'elle pouvait souhaiter, je ne pouvais ignorer la réalité de ma naissance. Quel honneur et prestige cela apporterait-il aux Obolenski en permettant à leur fille de s'unir à un homme tel que moi ? Un poids lourd pesait sur mon cœur, mais il était hors de question que je renonce à elle. Je l'aimais trop pour cela.

— Monsieur, je suis conscient que mon nom n'a rien de prestigieux, dis-je, cherchant à poser mes mots avec toute la gravité nécessaire. Mais vous savez que mon oncle a fait fortune dans les mines d'or en Amérique et qu'il m'a désigné comme son unique héritier... J'aime votre fille, et sachez que seul son bonheur m'importe.
Il me fixa du regard, ses traits se durcissant légèrement, puis répondit en croisant les jambes avec un soupçon d'aisance désinvolte :

— Je suis parfaitement au courant de la situation de ton oncle. Néanmoins je ne peux prendre cela en considération. Rozalia doit épouser quelqu'un de son rang, c'est ainsi que cela fonctionne. Chacun se doit de rester à sa place.

Ses mots résonnèrent dans la pièce, frappants comme des coups de marteau contre mon cœur. La barrière entre nous était immense, et je réalisai que, malgré ma volonté de tout faire pour prouver ma valeur et de montrer que je pouvais être un bon parti, cette différence sociale qu'il mettait en avant serait un obstacle difficile à surmonter. Sans l'accord de son père, il m'était devenu clair que je ne pourrais jamais espérer épouser Rozalia. Le poids de cette vérité m'accabla, et c'est avec un sentiment de désespoir grandissant que je me levai, conscient qu'il était temps pour moi de prendre congé. Les mots restèrent bloqués dans ma gorge, enroulés comme un cordage serré, et alors que je quittais le comte Obolensky, je ressentis les nœuds de ma peine s'épaissir autour de mon cœur.
Après cet échange, le poids du désespoir ne me quitta pas, semblant s'accrocher à moi comme une sangsue, aspirant toute volonté de me battre. J'aimais Rozalia, oui je l'aimais de toute mon âme, mais quelle solution nous restait-il face à cette impasse ? Mon oncle, voyant mon abattement, m'encouragea à ne pas abandonner et à lutter pour celle que j'aimais.

Il me rassura en disant que si le comte tenait vraiment à sa fille, il finirait par m'accepter et ferait tout pour assurer son bonheur. Ces paroles, bien que teintées d'incertitude, ravivèrent une lueur d'espoir au fond de mon cœur. Rozalia et moi avions toujours notre refuge secret, une petite cabane nichée au cœur de la forêt, loin des regards et des conventions. Lorsque je la rencontrai, je lui déclarai avec détermination que je ne renoncerais pas et que je ferais tout pour gagner la sympathie de son père.

— Alexei, mon amour... sanglotait-elle contre ma poitrine, qu'allons-nous devenir ?

— Nous allons nous marier comme prévu ! Je te jure que, bientôt, je m'appartiendrais ! répondis-je, essayant de lui transmettre toute la force de ma conviction.

Cependant, pour lui prouver ma détermination, je pris une profonde inspiration, m'agenouillai et sortis un écrin de ma poche. Je l'ouvris avec précaution, révélant une bague en argent ornée de délicates pierres turquoise... 

— Rosalia, mon amour, je t'aime depuis le premier jour et je te promets de t'aimer chaque jour de ma vie, et ce, pour l'éternité. Me ferais-tu l'honneur de devenir ma femme ?

Mélina frémissait, des larmes coulaient le long de ses joues. Elle me regardait avec une tendresse infinie et me répondit par un grand « OUI ». À cet instant, je ressentis une joie immense. Nous devions préparer notre mariage dans le plus grand secret. Sa famille ne devait en aucun cas en être informée, sous peine de nous voir séparés pour toujours.

— Rejoins-moi dans six jours à la tombée de la nuit, à l'embranchement qui mène à la chapelle, lui conseillai-je, une lueur d'espoir illuminant mon visage.

C'était notre unique échappatoire, le seul moyen pour nous d'être ensemble, loin des conventions et des jugements qui pesaient sur notre amour. Je me sentais si comblé, que j'avais l'impression de flotter dans un océan de bonheur. Rien ne semblait pouvoir entacher notre joie, du moins, c'est ce que je croyais ardemment à ce moment-là. Malheureusement, deux jours seulement avant notre rendez-vous tant attendu, un malheur terrible frappa mon existence. La nouvelle tomba sur moi comme un coup de tonnerre : mon oncle, mon pilier, celui qui fut un soutien inébranlable dans ces moments difficiles, fut emporté par une pneumonie foudroyante. La mort, impitoyable, décida qu'il était temps pour lui de retrouver ma très chère mère dans l'au-delà.

La perte de cet homme qui comptait tant pour moi créa une ombre sur mon bonheur. La réalité se heurtait à mes rêves, et je me retrouvai soudain plongé dans une mer de chagrin, dans laquelle l'irrévocabilité de cette tragédie menaçait de faire couler tout ce que j'avais imaginé pour Rozalia et moi. Cependant, malgré la perte soudaine de Dimitri, je me raccrochais encore au fait qu'il ne m'avait pas laissé totalement démuni.
Il avait fait de moi son héritier, afin que je ne me retrouve pas à nouveau en bas de l'échelle sociale. Mais, hélas, la malchance semblait s'accrocher à moi comme un linceul, ne me laissant aucun répit. L'après-midi même de sa mort, un notable de la région se présenta à la maison avec une mine grave. Il m'annonça que, malheureusement, tout ce qui appartenait à mon oncle serait saisi. Mes espoirs s'effondrèrent lorsque j'appris que, mal conseillé, il avait investi son argent là où il n'aurait pas dû. Par conséquent, je me retrouvai avec un avenir flou et incertain : ruiné, sans la protection financière que j'avais espéré, et complètement démuni face à la réalité de ma situation. Suffocant de désespoir, je réalisai que le chemin vers Rozalia, déjà si délicat, venait de devenir insurmontable...

Rose ImmortelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant