III

2 0 0
                                    


Les pleurs d'un enfant ont un pouvoir merveilleux. Celui d'éveiller l'âme des endormis.


La ronde s'éternisait. Gut n'en venait plus à bout. Il s'était réveillé beaucoup trop tôt. Bien avant que la fin du cycle 1 ne soit annoncée. La panique s'était emparée de l'ensemble de l'étage à cause d'un accident d'une ampleur relativement grave qui s'était produit plus loin. Trop loin pour que Gut ne s'en soucia. Il ne connaissait pas grand-chose d'autre que le trajet menant de sa chambre au Hangar, il avait connaissance d'autres entrepôts existants, contenants d'autres Gurks ou des stocks de matériaux et provisions de toutes sortes.

Il se remémora l'histoire d'une travailleuse, un jour passé, lui racontant qu'elle était montée dans un des Ascenseur pour aller à la Nourricière, elle devait y apporter des langes et des substituts de lait maternel. Elle formulait des mots qu'elle ne comprenait pas plus que lui, se contentant de les énumérer fièrement. Bien évidemment, le mensonge ne dupait personne, les Ascenseurs ne pouvaient être utilisés par aucun Garlic de niveau 3.

L'accident avait tué trois travailleurs, perturbant la logistique des lieux. Pour rattraper leur retard, une bonne partie des Garlics avait aidé, empiétant sur le temps du cycle 2. Un tel travail inachevé, qui sait combien de repas cela aurait coûté ?

Et on le savait, les mauvais travailleurs ne vivaient pas longtemps. Ils mourraient épuisés et affamés. Gut connaissait sa chance, sa tâche était simple. Gut voulait être un bon travailleur.


Alors qu'il revenait à son bureau, un pleur attira son attention, encore le nouveau aux deux doigts. Il pleurait souvent la nuit, risquant de perturber le sommeil des autres, c'était problématique pour Gut. Il récupéra rapidement le sac de friandises qu'il conservait dans un tiroir de son bureau. Il avait l'interdiction totale d'y toucher, il devait n'en donner qu'une pour chaque réveil de ce genre à ses protégés. Cela les aidait à se rendormir.

L'atrophié le regardait de ses grands yeux humides, grouinant et tournant derrière les barreaux. Lorsqu'il le vit s'approcher, il passa un bras dans un des interstices, attrapant avidement la main tendue du gardien. Refusant la friandise, il se recroquevilla contre le mur de métal en silence, tenant toujours la main de Gut.

« Do's po'tit. Tout va 'ien. »

La phrase grommelée et incompréhensible du Garlic acheva de calmer le jeune Gurk. Il avait la peau chaude et douce, et Gut se prit à imaginer ce que ce devait être de porter un tout jeune contre soi. Ce petit se refusait à oublier le ventre de sa mère, il ne comprenait pas l'importance de sa tâche. S'il mangeait et se développait suffisamment, il irait là-haut ! Le grand Ascenseur l'amènerait dans un monde incroyable. Gut aimait l'imaginer, rempli de lumière, de grâce et de beauté. Il les voyait, ces êtres aux allures magnifiques et légères.


Revenu à sa loge, il pensa alors à Linaï. Il caressait le doux rêve de s'envoler un jour vers les hauteurs, mais partir signifiait ne plus jamais revoir le doux visage de la nourrice. Gut était content, il n'avait pas à choisir, il ne connaissait pas le choix.

Le cycle suivant lui réserva une agréable surprise. Alors qu'il berçait le jeune Gurk, celui-ci tétant l'emplacement du doigt manquant tout en tenant le bras du gardien, une série de petit pas se fit entendre, dévoilant la jolie femelle. Elle trottina jusqu'à lui, le saluant d'un signe de main. Elle attendit patiemment que le travailleur s'extirpe des barreaux de l'enclos et garda le silence jusqu'à la loge de surveillance. Surélevée de plusieurs mètres, la pièce exigüe permettait un regard sur l'ensemble des lieux, l'horizon se dessinant sous la forme de murs haut de plusieurs dizaines de mètres où s'accrochaient de multiples passerelles et tuyaux. Linaï aimait bien le hangar, elle appréciait l'apparente sérénité de l'endroit, à la différence de la Nourricière constamment en mouvement. Étonnamment, l'odeur ne la gênait pas ou elle n'en montrait rien.

« Mé'e lui man'ue .»

Elle resta figée, ne comprenant pas ce que lui disait Gut. Ce dernier montra son bras puis la direction de l'enclos du nouveau et répéta en s'appliquant à articuler.

« Sa mérr'e. Ilui manQue. »

Articuler les sons durs était un calvaire pour lui, parfois il y parvenait sans le vouloir, et sans pouvoir recommencer, un accident. Un grand sourire apparut sur le minois rosi de la nourrice tandis que son regard s'éclairait d'une lueur bienveillante.

« Sa mère, oui, c'est assez inhabituel comme comportement n'est-ce pas ? Même la Nourrice Supérieure s'est retrouvée sans réponse face à ce cas. Linaï parlait vite et bien, Gut ne saisissait qu'un tiers de son discours mais il aimait l'entendre. Il est d'une première portée, la mère n'a vraiment pas aidé la séparation, il a fallu prés de trois jours pour la calmer ! »

La jeune nourrice ne semblait pas dérangée par cette discussion à sens unique. Gut acquiescait parfois, par automatisme. Il s'aperçut soudain que le silence était revenu, la regardant il constata deux yeux noirs et rieurs qui le fixaient. Il réfléchit à quoi dire mais ne trouva rien.

« Tu es si gentil ! Allé, parles-moi de toi !

-Moi ? Que pouvait-il bien dire qui tienne en quelques mots, Juss'a 5, je sais 'ompter. »

Prenant un temps de réflexion, Linaï hocha la tête.

« Tu ne sais pas compter au-delà ? Gut remua les oreilles, regardant ses chaussures. Je t'apprendrais si tu veux, tu sais, les nombres ne sont pas si compliqués ! »


Il quitta son poste quelques heures plus tard, son cœur frémissant dans sa poitrine. Elle reviendrait le voir.

L'Homme-UsineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant