Le cercle des temps

Le pirate à la cravate

Automne 2019.

Je cours après Anney, qui court après le bâton que je viens de lancer. Sur notre chemin, les feuilles bondissent, virevoltent, s'enfuient. Le pelage doré foncé d'Anney se mêle aux couleurs d'automne tandis que nous traversons le parc à toute vitesse. Anney s'arrête un instant, comme perdue. Elle dirige bizarrement sa tête, de façon à repérer le bâton de son œil unique. Une fois qu'elle le voit, elle se dirige fièrement vers lui. Je la rattrape, tout essoufflé. Anney me tend le bâton maintenant plein de bave.

- Behhhh Anney c'est dégueu !

Elle penche la tête sans comprendre et me lèche la main. Le contact rugueux sur ma peau me fait éclater de rire et je la caresse longtemps.

- Dorian mon chéri ne t'éloigne pas trop !

J'observe maman qui se tient plus loin, mon étui de violon près d'elle. Elle me fait un petit signe de la main et je le lui renvoie mais Anney y met son museau, demandant de l'attention. J'observe maman qui discute avec le monsieur qui se prend pour papa, un café à la main. Puis je décide de profiter de cette fin d'après-midi avec Anney avant que maman ne veuille rentrer.

Anney semble regarder quelque chose derrière moi et s'en va joyeusement dans cette direction. Quand je me retourne pour voir ce que c'est, je remarque un vieux papy tout ridé qui caresse ma chienne en rigolant. Anney aboie d'un air enthousiaste et remue la queue. Je m'avance prudemment du papy avec un petit pincement au cœur. C'est ma Anney !

En m'approchant, je distingue mieux le vieux monsieur : il se tient courbé sur le banc du parc, avec pleins de rides sur le visage. J'aime bien ses yeux, ils pétillent quand il regarde Anney : comment dire... Un peu comme des bulles de soda. Je dégluti en observant le haut de sa tête : il n'a pas de cheveux. Est-ce que moi aussi je vais les perdre si je le touche ? Je veux garder mes cheveux ! Mais sa vieille main toute fripée caresse sans arrêt Anney et elle a toujours ses poils. Ça doit être sans risque. Je continue d'observer le monsieur : Il est un peu gros, comme la voisine qui me garde quand maman n'est pas là. Ils sont peut-être de la même famille ? Il y a une baguette de pain entamée à côté de lui.

- Comment s'appelle t-il ?

Je sursaute en entendant la voix faiblarde du papy. Je le regarde, un peu renfrogné.

- C'est « elle ». Et elle s'appelle Anney.

Je marque une petite pause avant de préciser :

- Anney pour Anne Bonny.

Anney aboie en reconnaissant son nom. Je m'approche un peu du monsieur. Je veux m'asseoir sur le banc mais il a l'air un peu grand, du coup je promène mes mains à côté du vieux monsieur. Il observe attentivement ma chienne. Il promène son regard sur le foulard rouge noué autour de son cou, puis l'arrête sur le cache-oeil noir d'Anney.

- C'est un beau prénom. Qui est-ce ?

- C'est une pirate.

Le papy bouge un peu l'air de dire « ahhh c'est pour ça ».

- Anney ressemble à un véritable pirate. Je ne me risquerai pas à l'embêter !

Je souris un peu. Anney s'agite et demande de l'attention. Le vieux monsieur prend un bâton par terre et le lance loin. Anney, aux anges, se précipite après la branche.

- Dis-moi tu es bien habillé ! Un pirate qui se respecte ne porte pas de cravate.

Je met un peu de temps à comprendre tout ce qu'il vient de dire. Il n'aime pas mes vêtements ? C'est vrai que ce n'est pas confortable. Maman m'oblige à mettre ça quand je joue du violon devant les autres. Mais je suis beaucoup plus beau avec mon costume de pirate ! Même si je ne peux pas l'amener à l'école.