La bouche et le coeur - Journal d'un empereur

Chapitre III (part 1)

Jour des ides de NOVEMBER

DCCCVI AUC

Un mois s'est écoulé depuis le jour fatidique de mon avènement. Pour ne rien cacher, je pensais l'exercice du pouvoir plus délicat. Ma nouvelle condition ne me demande en somme qu'une à deux heures par jour pour prendre connaissance des décrets qui nécessitent obligatoirement ma signature. Malgré tout, je mets un point d'honneur à remplir ma tâche avec sérieux et à prendre les décisions qui me semblent les plus justes. Ainsi, je refuse systématiquement ma signature à toute sentence me paraissant trop sévère.

C'est comme cela que j'ai décidé de régner dès le premier jour.

Non. Ce n'est pas tout à fait exact.

Car en tout premier lieu, il fallut m'acquitter de toutes les cérémonies officielles qui impliquent une passation de pouvoir. À commencer par les funérailles du désormais divin Claude.

Le Sénat fut prompt à lui déclarer des obsèques solennelles. Ce qui nécessitait donc de moi un discours éloquent sur le disparu. Pour lui faire honneur, c'est en toute logique que je fis appel à Sénèque, dont la plume avait depuis longtemps fait ses preuves à mon service. J'eus quelques réticences au début à lui demander d'accomplir cette tâche. En effet, malgré la déférence de mon précepteur, c'est un fait établi pour tous que les deux hommes n'étaient pas en très bon terme. J'irais même jusqu'à dire que Sénèque n'a jamais cessé de haïr Claude depuis que ce dernier l'avait soumis à l'exil. Et cela même s'il l'en avait finalement rappelé.

Pourtant, à ma grande surprise, mon conseiller s'attela à la tâche avec un enthousiasme et un zèle rare. Il me fallut attendre le jour des obsèques pour comprendre le sens des éloges à outrance qu'il accorda au défunt.

Nous observâmes une période d'exposition du corps de Claude comme l'exigent les préparations des funérailles d'un homme de son importance. Le jour venu, un immense cortège accompagna le lit de parade de Claude jusqu'au centre du Forum, se frayant tant bien que mal un chemin parmi une foule incroyablement dense. À sa suite marchait la famille. Ma mère d'abord, les cheveux détachés en signe de deuil, tout comme Octavie qui la suivait de près. Pour l'occasion, Britannicus et moi portions un voile afin de couvrir nos têtes. Derrière nous se pressaient les membres secondaires de la famille ainsi que les sénateurs et magistrats dans leur tenue officielle. Venait ensuite un cortège de soldats ayant combattu sous le règne de Claude afin d'étendre l'Empire. Des esclaves portaient des étendards, ainsi que des trophées dérobés à l'ennemi. Ceux provenant de Bretagne firent d'ailleurs un bel effet parmi la foule. Il faut dire que l'annexion de ces terres à l'Empire fut sans aucun doute la plus grande réussite du règne de mon prédécesseur.

L'occasion nous avait également poussés à engager un grand nombre de musiciens, de pantomimes, de danseurs et autres pleureuses. Certains d'entre eux exhibaient des masques représentant les ancêtres du défunt, tandis qu'un bouffon, au centre, représentait l'ex-empereur lui-même.

Enfin, bien entendu, le dessignatio conduisait les licteurs dans une procession de linge noir.

Lorsque nous eûmes atteint la place centrale du Forum, le lit de parade sur lequel reposait Claude fut mis à la verticale afin que tous puissent l'admirer une ultime fois. De par ma position de successeur, il était ensuite à mon tour de prendre la parole. Tous les êtres présents firent silence et se mirent à me prêter l'oreille attentive qu'exigeaient les circonstances.

Mon allocution fut très conventionnelle. Je débutais par l'évocation de l'ancienneté de la lignée du disparu, énumérant les consulats et les triomphes de ses ancêtres. Calmement, j'abordais ensuite les grandes connaissances historiques et littéraires de Claude. Jusque là, tout se passait à merveille et mon auditoire maintenait religieusement son attitude endeuillée. Mais il me fallait à présent entamer la partie vantant la sagesse et la prévoyance de mon père adoptif. Je ne dis pas que ce dernier n'a jamais possédé ces capacités. Seulement, il était bien connu de tous que ce n'était pas non plus là ses qualités premières. Pourtant, Sénèque avait réussi à exagérer cette partie avec tellement de talent que le résultat en devenait ridicule.