Chapitre 4

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Mars 1943, Charleston

Ce soir, le bar faisait salle comble. Pour se frayer un chemin, il ne fallait pas avoir peur de jouer des coudes et faire preuve d'une grande patience au comptoir. Civils et militaires se mêlaient et certaines femmes étaient accrochées aux bras de ces derniers, heureuses d'être le centre de l'attention de ces messieurs. Les verres s'entrechoquaient dans un bruit sourd, des bons amis riaient, une fine couche de fumée cigarette recouvrait le plafond et un groupe de jazz offrait ses talents. Différents couples se mouvaient dans un rythme endiablé ; leurs pieds claquaient, leurs jambes se balançaient et les hommes faisaient tournoyer ses dames, dont les plis des robes virevoltaient avec grâce. Une table se détachait de cette ambiance festive. Les occupants étaient deux hommes, tout deux militaires mais appartenant à deux corps différents : l'un était Marine et l'autre faisait partie de l'US Army. Entre eux, se tenait une jeune femme dont la blancheur de la chevelure, aurait rendu envieuse la magnifique Marlène Dietrich.


Les deux militaires se regardaient en chien de faïence, essayant de deviner le jeu de l'autre. La tension était palpable et la jeune femme, nommée Pearl si Curtis se souvenait bien, suivait l'échange avec intérêt. Elle s'était invitée à leur table en jouant de ses charmes, déroutant le lieutenant qui avait eu un sourire torve à son égard. Profitant de cette distraction imprévue, Curtis avait glissé une carte en plus dans le jeu, qu'il décida de jouer avec nonchalance. Aussitôt, Mansfield râla un voyant l'As et il dévisagea son propre jeu d'un air contrarié. Curtis s'en amusa, son attention se tournant vers Pearl qui, du bout de ses lèvres, jouait avec la paille de son cocktail. Le geste ne laissa aucunement Curtis de marbre, ni même sa position des plus aguicheuse. Il se dégageait d'elle la tentation ainsi que de l'élégance et dans cette salle aucune n'arrivait à sa cheville. Le grognement du lieutenant l'arracha de sa contemplation. La posture de Mansfield laissait deviner qu'il était perdu, mais Curtis se refusait de crier victoire trop tôt Après tout, il y avait de grande chance pour que cela soit du bluff.


Mansfield finit par se tenir droit et attrapa son verre jusqu'ici délaissé, qu'il vida pratiquement d'une longue gorgée. Le Whisky brûla sa gorge et il s'en plaignit, bien qu'il tenta en vain d'étouffer son grognement. Pearl lui jeta un regard en biais, que le lieutenant capta à travers ses cils. Oubliant un instant la partie, Mansfield laissa sa main parcourir la cuisse de la jeune femme, qui haussa un sourcil. À sa droite, Curtis renifla :


— Au lieu de tripoter mad'moiselle, jouez lieut'nant.


Mansfield marmonna et Pearl eut un rire moqueur et elle gagna un regard noir du concerné. Elle n'en fit guère cas, croisant ses jambes et se tournant vers Curtis, qui ne put s'empêcher de donner un coup d'oeil à son décolleté suggestif. Mansfield coucha ses cartes et se laissa aller contre le dossier de sa chaise.


— J'me couche.

— Sérieusement ? fit Curtis, faussement perplexe.

— Fait pas trop l'malin avec moi. Maugréa Mansfield.

Curtis leva ses mains en signe d'apaisement.

— Loin d'moi l'envie de vous manquer de respect, lieut'nant.


Son sourire provocant disait tout le contraire et Mansfield quitta la table sans demander son reste, se joignant à la masse trépignante autour du bar. Là, il se commanda un énième verre de whisky qu'il avala cul-sec, dans le but de ravaler sa mauvaise humeur. Curtis empocha son butin et au moment de s'allumer une clope, Pearl se pencha dans sa direction avec malice.

II. [Sur]vivre : A bout de SouffleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant