Chapitre 1

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Malgré la fraîcheur du mois de Novembre, le monde se presse dans les larges rues Parisienne, tous emmitouflés dans de larges écharpes. Ils paraissent très solitaires et ne semblent pas percevoir les autres personnes autour d'eux, chacun enfoui dans sa solitude ou sa hâte. Ils s'évitent de justesse sur les trottoirs, comme par peur de faire éclater leur bulle. Ils ont l'air triste.

Ambre avance difficilement entre les personnes pressées, serrant ses bras contre son manteau pour barrer le froid. De la buée s'échappe de ses lèvres gercée, accompagnant son souffle saccadé.

Elle va être en retard, elle va se faire engueuler et elle va passer une mauvaise journée. 

Elle est presque habituée à cette sensation. Celle que rien ne va jamais comme elle veut. Elle se dit qu'elle essaie pourtant, de faire les choses correctement, mais que rien n'y fait. Habilement elle se glisse entre les géants qui l'entourent et s'avance dans une ruelle peu connue qu'elle sait être un raccourci. Après quelques minutes de marche rapide elle arrive enfin face à son lieu de travail. Elle lève la tête vers l'enseigne et lâche un soupir dans lequel se mêlent tristesse et déception avant de pousser la lourde porte sur laquelle on peut lire : Chez Titi Brasserie.

Evidemment ce n'est pas son rêve de travailler en tant que serveuse dans un petit restaurant de banlieue. Les horaires décalées, la paye minable, les heures supplémentaires, les clients infectes et son patron macho ne sont clairement pas des raisons qui lui donnent envie de se lever le matin. Ce sont les factures qui s'accumulent sur le meuble près de sa porte d'entrée qui l'ont poussé à postuler pour ce job. Et elle n'a pas pu cacher sa joie quand elle a su qu'elle était prise, une bouffée d'espoir lui faisant monter les larmes aux yeux.

Dorénavant, Espoir ne fait plus partie de son vocabulaire. Ca fait 6 ans qu'elle travaille ici, 6 ans qu'elle s'accroche à la paye comme un enfant à son hochet, et rien n'avance autour d'elle. Les castings s'enchaînent sans elle, elle a trop de travail pour se libérer et quand elle a enfin l'occasion d'y aller, elle n'a pas assez de temps pour se préparer et elle se ridiculise devant les casteurs. 

Ambre veut être actrice, mais Ambre ne parvient toujours pas à dépasser le trac qu'elle ressent dès qu'une caméra épie ses gestes. Ambre veut être actrice mais Ambre ne supporte toujours pas d'être prise en photo. Ambre veut être actrice mais elle n'essaie plus, ce n'est plus qu'un rêve rangé dans un des nombreux tiroirs de son esprits, sous l'inscription "projets abandonnés". Le fait d'y penser lui donne envie de crier de honte.

La journée est calme. C'est un lundi, et puis le restaurant n'est pas très bien noté. Les seuls commentaires positifs concernent sa bonne humeur feinte et son joli sourire. Mais la bouffe est "dégueulasse" et le patron "a vraiment l'air d'un con". En effet, la jeune femme sourit tristement en se disant qu'elle ne peut pas blâmer les clients. Elle jette un regard désapprobateur vers Henry qui joue au solitaire derrière la caisse. Il n'est bon qu'à ça et à compter ses sous. Sa bedaine contraste avec ses membres tout fins et il ressemble aux enfants mal nourris qu'on voit sur les reportages qui parlent des pays pauvres, en plus grand et avec une calvitie. Henry est vraiment disproportionné, il mesure près d'1m90 et semble tout frêle quand on ne tient pas compte de son gros ventre à bière. Il la dégoûte un peu. Et puis, ce n'est vraiment pas l'homme le plus gentil qu'elle ait rencontré pour être honnête. C'est même clairement un gros con. Pas un sourire, pas un mot gentil, rien qui ne puisse la faire se sentir un peu mieux au travail.

La seule personne qui lui permet de sourire c'est Rico, en cuisine. Il l'appelle Poupée et elle n'aime pas trop ça mais il la fait toujours rire et il a l'avantage de ne pas aimer Henry non plus. Ca leur fait un point commun. Rico est italien mais n'a rien du cliché du beau séducteur. Il n'est pas très grand et un peu gras lui aussi. Il donne à la fois l'impression d'avoir 15ans à cause de l'acné qui parsème son visage et celle d'avoir vécu la guerre à cause des cicatrices. Elle s'est souvent demandé d'où elles pouvaient venir mais n'a jamais osé poser la question. Il compense avec son humour et des fois elle se surprend à le trouver charmant. Aussi... Rico ne sait vraiment pas cuisiner. En tout cas pas suffisamment pour être chef d'une cuisine dans un restaurant. Henry le sait mais il s'en fout parce qu'il sait aussi que peu importe la cuisine, il y aura toujours des clients. C'est Paris, et c'est bourré de touristes.

Ambre est ramenée à la réalité par un grognement sourd et un regard réprobateur d'Henry, et elle se rend compte qu'elle le fixe encore. Elle lui envoie un petit sourire gêné et retourne en cuisine rapidement pour débarrasser les assiettes qui l'encombrent.
La journée va être longue.


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La jeune femme lance un dernier sourire à Rico avant de sortir du restaurant. Il est tard mais comme elle est venue tôt ce matin, elle n'a pas à rester jusqu'à la fermeture et elle préfère ça. L'idée de rentrer chez elle à des heures sans nom ne la met pas vraiment à l'aise et quand c'est le cas, elle est du genre à appeler un Uber, malgré ses finances. Vivre une vie de merde ok, mais vivre une vie quand même.

Il est 22h à sa montre et ça lui donne envie de soupirer. Elle n'a pas envie de rentrer chez elle, pas envie d'être encore une fois seule devant Friends avec des nouilles chinoises, pas envie de subir sa soirée comme elle la subit tout les soirs. Elle aurait préféré aller dans un bar, rejoindre des amis, boire un coup, danser, s'amuser mais depuis qu'elle est arrivée à Paris il y a 2ans, elle n'a pas été capable de se faire le moindre pote. C'est pas faute d'avoir essayé, mais ça ne collait jamais. Evidemment elle a rencontré des gens, elle n'est pas non plus associable mais au fur et à mesure du temps, les relations se sont étiolées jusqu'à disparaître complètement. Maintenant, elle n'a que Rico, Henry et les quelques réguliers du restaurant.

Elle soupire pour de vrai cette fois, ça ne fait pas plaisir ce genre de réalisation.

Les rues sont moins bondées que ce matin, et les lumières des enseignes de bar ou de vitrines de boutiques donnent l'impression qu'il fait presque jour. C'est fou toutes ces lumières artificielles qui sont parfois plus éblouissantes que celles du soleil. Bien sur, dans la nuit, ça donne un effet un peu glauque, comme si le ciel n'était pas vraiment noir...

Soudain, elle sent ses cheveux se hérisser à l'arrière de sa nuque, suivis d'un long frisson qui vient caresser sa colonne vertébrale. L'atmosphère semble devenir bien plus pesante et c'est comme si le froid était... plus froid.

Elle se retourne discrètement et accélère le pas quand elle pense apercevoir un homme avec une capuche se cacher dans une ruelle. Ambre essaye de se raisonner, on est pas dans Inspecteur Derrick ni dans un thriller américain, elle n'a aucune raison d'être suivie dans la rue, ça n'arrive pas aux gens normaux ça. Pas vrai ?

Les vitrines deviennent floues autour d'elle tant elle marche vite, elle ne court pas encore mais presque. La pression qu'elle ressent dans sa nuque est presque menaçante, on dirait que des dizaines de paires d'yeux appuient sur son corps et elle peine à avancer. Sa respiration devient saccadée et sans vraiment réfléchir, elle prend la même ruelle que ce matin, le même raccourci. Seulement, dans le noir, sans la lumière agressive de la rue, cela lui semble être une bien moins bonne idée. Elle se rend compte que maintenant, elle ne respire presque pas, des gouttes de sueurs se forment sur son front, collant sa frange sur ce dernier et un courant d'air glacial vient s'engouffrer sous son manteau. Sa raison s'amenuise, et c'est la peur qui prend place. Elle a beau se dire que ça n'arrive qu'aux autres, elle comprend bien que quelque chose se passe. Mais, malgré la réalisation, c'est comme si ce n'était toujours pas réel, comme si la sensation était à la fois bien présente et très lointaine.

Elle accélère encore sa marche, elle court presque mais rien n'y fait, elle sent les regards braqués sur elle, elle sent les nombreuses présences autour d'elle, elle ressent l'urgence de la situation. Ambre sait qu'il va se passer quelque chose, et étrangement elle sait aussi qu'elle n'est pas préparée, que ça va surpasser tout ce qu'elle imagine. Elle ressent la détresse et d'un coup, elle sent que c'est fini.

Tout, tout est fini. Elle n'a que le temps de voir une paires d'yeux verts avant de sombrer sans douleur dans des ténèbres indescriptibles. Dans ce noir profond, ces yeux sont sa seule lumière et même si son corps est secoué par la terreur, elle se sent presque en sécurité. 

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                                                                         Voilou.
                                                                        Queens.

                                                                          - Mo.

Maudit-eOù les histoires vivent. Découvrez maintenant