Astrid était heureuse, et comme toutes les femmes heureuses de son temps, son visage était rond et blanc. Assise dans un fauteuil confortable, sa mère la regardait de ses yeux froids. Elle caressait le chat de la famille allongé sur ses genoux, et regardait Astrid tournoyer dans sa robe pas si blanche, agitant ses longs cheveux pas si blonds, et son thorax sifflait légèrement au fil de ses respirations lentes. Astrid ne cessait de sourire, et elle en avait le droit, c'était même ce qu'il fallait faire; car aujourd'hui elle devait se marier. La diligence était déjà prête, dehors, on n'attendait plus qu'elle. Les oiseaux avaient l'air de chanter dans le village, à moins que ce ne fût qu'une impression. Les printemps ici avaient toujours été calmes et silencieux, et celui qui arrivait n'allait pas être une exception. C'était un de ces villages qui ne changeaient jamais, qui se cristallisaient et qui voyaient défiler, éternellement, les générations. Les familles qui vivaient là étaient toujours un peu les mêmes, ceux qui arrivaient ne restaient que très rarement. La famille d'Astrid était l'une de celles qui devait avoir fondé la communauté, tant elle remontait loin dans les racines de l'endroit. Leur nom était connu et respecté de tous ici, comme une évidence.
-Tu es en retard.
Astrid sursauta au claquement sec de la voix qui venait de tonner derrière elle; la voix aiguë et râpeuse de sa grande soeur. Cette dernière était déjà à sa hauteur, ses longs doigts fins dans ses cheveux.
-Hilde, quelle heure est t-il?
-onze heures moins le quart. Pourquoi n'es tu pas coiffée?
On entendait les hommes appeler depuis la rue. On n'en pouvait plus, d'attendre, Astrid n'était décidément pas connue pour sa ponctualité. Elle avait de la chance, malgré son manque de sérieux, qu'un homme tel que Sir Eisenfaust voulût d'elle. Elle ne le connaissait pas, elle ne l'avait jamais vu, mais sa mère avait arrangé par correspondance cette union: elle était parvenue à convaincre le veuf d'accorder une seconde chance au mariage, et de choisir sa plus jeune fille, une fille d'excellente santé, obéissante et douce, souriante et au caractère agréable,prête déjà, à lui donner des enfants. Quel meilleur parti pour un homme qu'une fille pleine de vivacité, et à la famille aisée? Sir Eisenfaust était un Lord de famille allemande qui possédait de grands territoires, un homme respecté là d'où il venait, mais également partout ailleurs, si bien que le roi Georges II lui-même l'avait anobli. Il avait fait ses preuves dans le monde du commerce, et dans bien d'autres domaines, avait su se montrer indispensable et sa fortune était plus que conséquente à un homme de sa trempe. On attendait beaucoup de ce mariage, et Astrid le savait pertinemment. Mais son esprit de petite fille dansait encore au rythme de ses contes de princesse; c'était le jour où elle même épouserait son prince charmant.
Elle souriait toujours alors que les mains expertes de sa grande soeur achevaient sur sa nuque un lourd chignon magnifiquement orné. La mère grise se leva lentement après avoir chassé le chat, et déposa délicatement sur la tête de sa jeune fille un voile blanc qui masquait son visage. Astrid frissonna à l'idée que le prochain homme que ses yeux verraient sans le mur du voile,serait sien.
Elle jeta sans quitter son sourire enfantin un dernier regard au miroir de pied qui l'observait danser depuis plusieurs minutes. Elle avait toujours été coquette, et son corps le lui rendait bien: le port presque ininterrompu de corsets depuis son enfance lui avait fait une taille étranglée qui était la fierté de la famille, attirant les regards envieux de toutes les femmes du voisinage. Elle soutenait à merveille une poitrine généreuse, couverte ici jusqu'en haut du cou de broderies fines. La robe n'était pas exceptionnelle, mais Astrid la portait mieux que personne avant elle.Son cou et ses poignets ornés de bijoux nacrés achevaient de donner à la mariée cette allure pure tant recherchée.
-Adieu ma fille.
Lança sa mère en l'invitant à sortir pour la dernière fois. Astrid la regarda brièvement, et lui murmura un "Merci..." les yeux embués de larmes d'émotion, mais elle souriait toujours en quittant la maison familiale, et en entrant dans la diligence. La soeur et sa mère regardèrent ensemble partir la voiture, sans un sourire et sans sourciller.
Le trajet jusqu'à l'église fut silencieux, Astrid se sentait libre de jubiler sous son voile, que personne ne pouvait percer des yeux. De toute façon, personne ne la regardait; on lui préférait la route cahoteuse, au bout de laquelle pointait déjà le toit de l'église.
Elle ne semblait pas non plus touchée par la lourdeur de l'atmosphère devant l'église, quand elle descendit de la diligence. Son coeur battait si fort qu'elle ne pouvait entendre que lui. Il n'y avait de toute façon rien d'autre à entendre. Personne ne parlait, il n'y avait pas énormément de monde sur place, et encore moins d'yeux pour se poser sur elle. Tout le monde s'affairait soigneusement à regarder ailleurs, tout le monde y compris son père quand il lui offrit froidement le bras, qu'elle s'empressa de saisir. Elle ramassa son bouquet sur la banquette de la diligence, avant de suivre la marche lente de son père à l'intérieur de l'église.
Elle souriait toujours quand l'orgue accepta de jouer pour elle, pendant qu'elle s'approchait pas à pas de l'autel, où elle pouvait déjà apercevoir, si ce n'était un mirage, la silhouette de l'homme qui serait son mari. Elle trépigna jusqu'à l'instant où son père la laissa sur l'autel, face à cet homme. À travers les léger plis du voile, elle le voyait, grand,coiffé de blanc, richement vêtu. Il semblait grand et sentait bon Elle pouvait sentir son regard sur elle, et cela l'émerveillait. Elle garda sur ses lèvres ce même sourire réjoui durant tout le sermon du curé, jusqu'au moment fatidique où celui qui était déjà presque son mari, saisit délicatement le voile et le souleva. Il la vit pour la première fois, et parvint à agrandir encore le sourire de la belle. Elle le trouva beau, ses yeux étaient clairs et il avait l'air sûr. Des rides se traçaient déjà de part et d'autre de son visage, il devait avoir la quarantaine. Mari et femme avaient plus de vingt ans d'écart, et pourtant le charme opéra dans le ventre de la jeune fille, qu'elle sentit envahi de papillons. L'instant était parfait,magique, et rien ne devait pouvoir le briser.
-JE M'Y OPPOSE!
L'instant était brisé, toutes les têtes de l'église se tournèrent vers le jeune homme qui venait de bondir du banc. Les oreilles rouges, hors de lui, il continua:
-CE MARIAGE NE DOIT PAS AVOIR LIEU!
-Pourquoi donc? Demanda le marié depuis l'autel, sans hausser ni le ton ni un sourcil.
-PARCE QUE C'EST UNE SALOPE!
Un murmure d'indignation secoua l'assemblée, mais personne n'osa rien ajouter. L'homme, lui,continuait.
-Ce n'est pas à vous, ni à personne que Dieu doit donner cette fille! Cette pécheresse est souillée,vous entendez?
Le mari tourna le regard vers sa femme,qui lui tenait toujours les mains. Elle les serrait de plus en plus fort, ses yeux bleus et mouillés fixés sur l'inconnu. Elle ne souriait plus.
-Elle n'est pas pure pour porter cette robe, ni ne donnera d'enfant de vous! Continuait le jeune homme. Car l'enfant, qu'elle porte déjà, est le mien!
Un silence pesant s'abattit sur l'assemblée. Ni l'homme, ni la femme, ni le curé ne pouvait plus bouger. L'homme essoufflé, faillit se rasseoir, mais il préféra enfin de compte, quitter au pas de course l'église.
Quelques secondes interminables s'écoulèrent avant que le curé n'interroge l'homme du regard.C'était à lui de gérer la situation. Astrid n'était plus que l'ombre d'elle même, ses yeux toujours perdus là où se tenait l'homme qu'elle avait aimé, et qu'elle ne reverrait plus jamais.L'homme qui la détestait, et qui venait de ruiner sa vie. Elle lâcha les mains de celui qui ne serait plus son mari, et entreprit de quitter les lieux; mais ses mains étaient toujours prises.
-Continuez, mon père.
Sir Eisenfaust avait prononcé ces mots avec une certaine douceur dans sa voix. C'était la première fois qu'Astrid l'entendait, et elle venait de la sauver. Sans pouvoir y croire, elle porta de nouveau son magnifique regard bleu vers l'homme qui allait tout de même devenir son mari, et il la regardait en retour. Un demi sourire qui lui rendit confiance, lui était directement adressé. Il était irrésistible, et rassurant. Il était de son côté, c'était pour elle son allié face au monde. A partir de ce jour, Astrid le savait, Elle ne vivrait jamais plus que pour cet homme.
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L'emprise
Mystery / ThrillerNorvège, automne 1764. Un couple d'amis discutent, assis dans la forêt. Ils n'ont plus le droit de se voir, ils n'en ont plus l'âge; mais quand on a seize ans, les passions sont plus fortes que tous les devoirs. à seize ans, on a l'âge d'aimer, l'âg...