Mathilda était de ces enfants turbulents, assez agités, qu'on veillait à ne pas trop contrarier. Une fille unique qui détenait de ce fait le monopole de l'attention et des égards; elle était le trésor absolu de ses parents. On ne lui refusa jamais grand chose, si bien que son caractère même une fois forgé, fut celui d'une chipie. Elle passait toujours d'un caprice à l'autre, parlait toujours d'elle, veillait à éveiller chez les autres un intérêt constant. Elle soignait son apparence, avait pour chaque jour une différente paire de chaussures, et ses vêtements attiraient l'envie des autres. Elle se nourrissait de l'envie et de l'intérêt qu'elle pouvait susciter, et ne pouvait pas supporter la simple idée de l'abandon. Mais Mathilda n'aimait pas uniquement se donner en spectacle, elle avait d'autres passions; la littérature était celle qu'elle adorait le plus, elle y consacrait beaucoup de temps. Plus elle vieillissait, et plus elle pouvait rester immobile longtemps, à lire et relire des histoires d'aventures et d'amours. Elle rêvait d'être la héroïne de ses romans, de déclencher chez ceux qui la voyaient, admiration sans borne et adoration. Elle voulait être une de ces femmes fortes qui resteraient des exemples pour les générations qui suivraient. Elle aimait aussi fouiner dans le passé des gens, surtout celui de sa mère, Bérénice, une femme dont la beauté fut légendaire jadis,et qu'un terrible accident avait défigurée dans la fleur de l'âge.Bérénice avait tenu un journal, que Mathilda avait chapardé, et dont elle avait lu et relu les pages; c'est ce qui lui donna, à l'âge de 15 ans, l'idée d'aller explorer le grenier de la vieille maison Eisenfaust. Plus personne n'y vivait alors, et la maison servait de débarras. Allaient s'y échouer toutes sortes d'objets, témoins du passé de la famille dont même le nom s'était perdu. Elle n'y était jamais allée, mais elle savait que la famille s'y réunissait de temps en temps, et qu'avant l'accident, ses parents y allaient encore. Elle planifia le voyage en une semaine à peine, et avant d'avoir eu le temps de se défiler, elle se trouvait en Allemagne, debout devant l'immense bâtisse. C'était un manoir maintes fois rénové, toujours fier et solide malgré les décennies d'abandon. Les derniers occupants avaient été ses grands-parents, qui avaient décidé de migrer vers la France pour y élever leurs enfants. Il y avait trois clés pour y entrer, Bérénice en détenait une, et elle avait accepté, après des jours de chantage, que Mathilda l'emprunte pour un week-end. Pour commencer, la jeune fille choisit une chambre où passer la nuit, et y déposa ses affaires, appela sa mère pour lui confirmer qu'elle était bien arrivée sur place, puis fila directement en direction du grenier. Elle s'attendait en grimpant à l'échelle de bois à trouver un grenier poussiéreux, avec des étagères couvertes de mille objets entassés en bazar; elle ne fut pas déçue. Le grenier ressemblait exactement à ce que l'on imagine à l'évocation d'un vieux grenier. Il n'était pas assez grand pour tous les objets qui y reposaient, on ne voyait guère le plancher et il n'y avait pas beaucoup de place pour marcher. Mathilda identifia après un rapide regard circulaire ce qu'elle allait explorer en premier; un tas de livres de toutes épaisseurs empilés dans un coin. Elle s'en approcha avec beaucoup d'attention; elle avait remarqué un trou béant dans le plancher à quelques pas, et ne voulait pas connaître le même sort que celui ou celle qui avait percé ce trou. Arrivée à la hauteur de l'objet de sa curiosité,elle s'agenouilla. Comme elle s'y attendait, il s'agissait de vieux cahiers d'écoles, livres d'histoires, et le plus important: des journaux intimes. On pouvait lire, sur les couvertures, les noms de leurs propriétaires. "Rebekka", "Jacobine","Grethe"... Elle saisit en premier celui de Deborah, dont elle connaissait le nom comme celui de son arrière grand-mère, et remarqua que, contrairement aux autres, celui-ci comportait untitre: "Loin du coeur". Intriguée, elle le fourra dans son grand sac de tissu dans l'idée de le lire attentivement dans son lit, en faisant la promesse mentale de venir le remettre en place quand elle l'aurait terminé. Elle passa l'après midi à lire les mémoires de ses aïeules, leurs notes à l'écoles, les lettres qui avaient été conservées avec soin depuis plusieurs siècles, certaines, parfois illisibles, datant même d'avant la construction de la maison. Elle observa de très près les objets qui l'intéressaient, trouva divers bijoux, figurines,pots et autres dessins, argenteries, et livres d'histoire. Elle en trouva un qu'elle emporta avec elle, celui de "Peter-Pan"; elle ne savait pas à cet instant précis pourquoi ce livre en particulier, mais elle sentit juste qu'elle devait choisir celui-là.Elle parcourut encore les étagères quelques minutes, essayant de ne louper aucun objet. Son exploration allait toucher à sa fin, le soleil s'était couché, elle s'apprêtait à redescendre pour la nuit quand sa main effleura un objet qu'elle n'avait pas encore vu: il avait été glissé là, dans un mince espace entre un immense dictionnaire et le bois de l'étagère. Elle délogea l'objet, qui s'avéra être une boîte à musique dorée, au couvercle orné d'une espèce de coussin bleu canard. La clé était insérée dans la serrure, et Mathilda n'eut qu'à la tourner deux fois, pour actionner le mécanisme et ouvrir la boîte. Celle-ci n'opposa pas la moindre résistance et l'adolescente put voir danser une jeune femme magnifique au visage énigmatique, au son d'une berceuse métallique qui résonna dans sa tête; elle fut instantanément comme ensorcelée par le son qu'elle entendait, et par le visage qui tournait devant ses yeux. La mélodie semblait être la voix de l'ange dansant, et elle lui disait des tonnes de choses. Mathilda continua d'observer le spectacle qui s'offrait à elle quelques minutes de plus, avant d'être interrompue par un bâillement qu'elle ne put contenir. Surprise par son état de fatigue, elle referma la boîte, et constata avec stupeur que la musique ne s'arrêtait pas; au contraire, elle résonnait de plus belle dans son esprit. Elle sortit du grenier, pour constater qu'il faisait nuit noire: à part la berceuse qui tournait en boucle dans sa tête, elle ne pouvait pas distinguer le moindre son. Il semblait que même les criquets dormaient profondément. Elle alla se coucher.
Le lendemain, elle fut réveillée au beau milieu de sa journée par quelqu'un qui la secouait dans son lit. Elle ouvrit les yeux,paniquée, pour voir le visage de son père paniqué. Il appelait"Mathilda, Mathilda!" Elle le lisait sur ses lèvres, mais ne l'entendait pas. Ce qu'elle entendait, en revanche, c'était toujours cette satanée mélodie qui ne s'arrêtait plus de tourner en boucle. Elle avait l'impression d'être devenue la danseuse de la boîte à musique! Et son père qui continuait de lui parler, encore,et encore, et Mathilda qui ne comprenait rien, n'entendait rien. Il finit par le comprendre, car il se tut. En rentrant en France, Mathilda vit de nombreux médecins, et tous, à la fin, s'accordèrent sur un point: elle avait perdu l'ouïe, subitement, et jamais elle ne la recouvrerait.
A partir du jour où elle comprit cela, Mathilda vécut dans deux mondes distincts; celui de son corps, un monde muet d'adulte raisonnable qu'elle devint en quelques mois à peine, puis celui de son esprit, régi par la mélodie de la boîte et la personne qu'elle avait été, où elle restait pour l'éternité l'adolescente du grenier et des mille caprices, prisonnière d'une tête impassible et pleine de musique. Le seul lien qu'il y avait entre les deux, furent ses lectures, notamment celle du livre qu'elle avait trouvé ce jour là dans le grenier de la maison Eisenfaust. Elle le lira encore et encore, et cela jusqu'à la fin de sa vie, sans jamais s'en lasser, se reconnaissant toujours dans le personnage de Peter-Pan qui jamais ne vieillissait, et voyait ses amis du vrai monde devenir adultes.
Le monde de son corps se remplit peu à peu, en grandissant, lorsqu'elle fit la rencontre de nouveaux amis, puis celle du beau François, dont elle tomba amoureuse, lorsqu'elle se maria, lorsqu'elle eut son premier enfant. Pendant sa grossesse, Mathilda avait l'impression de partager son monde intérieur, avec quelqu'un d'autre qu'elle même et cette berceuse que le temps avait fini par adoucir. Et ce premier enfant, capable de voyager entre les deux monde, elle lui donna un nom parfait pour lui: Peter.
Quatre ans après lui, arriva Johanna, une très jolie petite fille, aux yeux bleus comme le ciel, transmis de mère en fille depuis des générations, et aux cheveux blonds comme les blés. Aucun des deux enfants de Mathilda n'eut le moindre problème auditif, mais à certains moments, on aurait juré qu'elle pouvait les entendre. Peut être était-ce parce que ces deux petits êtres avaient voyagé dans le monde secret de Mathilda, et que les traces qu'ils y avaient laissé faisaient d'eux une partie intégrante de leur mère.
Le 19 septembre 2018, le téléphone sonna; ce fut François qui répondit. S'en suivit une longue discussion joviale. Quand il raccrocha, le trentenaire regarda sa famille qui se tenait déjà là, autour de lui; en 2018, les appels sur le téléphone fixe se faisaient rares, et encore plus rares étaient ceux qui duraient plus de dix secondes et un "nous ne sommes pas intéressés.". Tout le monde fut excité de l'annonce qui suivit, tout le monde sauf Mathilda, qui, malgré son sourire chaleureux, ne pouvait empêcher son dos d'être envahi de sueurs froides.
-Cette année, on fête Noël en famille à la maison Eisenfaust!
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L'emprise
Misterio / SuspensoNorvège, automne 1764. Un couple d'amis discutent, assis dans la forêt. Ils n'ont plus le droit de se voir, ils n'en ont plus l'âge; mais quand on a seize ans, les passions sont plus fortes que tous les devoirs. à seize ans, on a l'âge d'aimer, l'âg...