Mes yeux se posent sur la navette prête au décollage, plus loin sur ma droite, à une trentaine de mètres après le dernier équipier de la ligne - Luke, un sale type. Elle se dresse là, comme une onzième prisonnière soumise au bon vouloir de notre très cher président. C'est à bord de cette capsule que nous allons embarquer dans peu de temps. Celle qui nous emmènera à la mort. À cette pensée, elle me paraît bien plus menaçante. Et comme si mon regard animait le gros objet métallique, une porte semblable à celle d'un avion s'ouvre, laissant apparaître... le président des États-Unis en personne. Qu'est-ce qu'il fout ici lui ? Son apparition fait planer un nouveau silence dans l'assemblée. Il fait partie de ces hommes qui ont le don d'imposer le silence par leur simple présence. Terrifiant. Bien sûr, son arrivée était prévue, mise en scène. Un homme d'une telle importance n'aurait rien à faire dans une capsule à réacteurs. Les dernière vérifications techniques avant le décollage sont sûrement faites par ses sbires, ou bien les sbires des sbires de ses sbires. Il voulait juste attirer l'attention sur le fait qu'il est très impliqué dans le projet. Et pour cause, c'est lui qui nous a sélectionnés ! Sans ce malade aux idées de grande envergure on n'en serait pas là. J'ai envie de griffer de mes ongles son visage aux traits un peu trop impeccables, de cracher sur son costume trop bien taillé pour ne pas avoir été fait sur mesure. Preuve que le physique ne reflète pas la personnalité. Sinon ce président ne serait pas aussi mauvais, vicieux et sans remords.
Il s'avance sur la passerelle, balaie la foule du regard, puis ses yeux se posent sur nous avec une fierté et un respect feints.
« Nous y voilà, commence-t-il. Pour la première fois, nous allons voir des être humains partir s'installer dans l'espace. Cette image est belle. Elle restera gravée dans les mémoires de tous. Grâce à vous, peuple américain, l'homme part enfin à la conquête de l'espace. » Son regard nous transperce soudain. « Grâce à vous, criminels conquistadores du ciel, nous aurons sûrement une chance de subvenir aux besoins de territoires exploitables. Nous réglerons un immense problème démographique. Nous libérerons la Terre des individus impurs qui menacent notre système. Tel est notre avenir, et vous participez à le construire. »
Comprendre : je commençais à m'ennuyer tout seul, assis sur mes billets, à la tête des États-Unis, j'ai décidé d'organiser un petit truc sympathique pour mettre un peu d'action dans ce pays.
Je ne réagis même pas à la façon dont il nous considère, « individus impurs ». Comment arrive-t-il à nous faire porter le poids de crimes dont nous ne sommes pas responsables, face au monde entier, en nous regardant dans les yeux ? Cet homme n'a pas de cœur. C'est loin d'être un scoop, en fait.
« Vous allez découvrir l'identité des participants de la mission tandis qu'ils embarqueront à bord de la navette. »
Ah ça y est ? Finies les belles paroles, c'est tout, on part dans l'espace ? Pour être honnête je m'attendais à mieux que ça comme discours. Une voix robotique annonce « Luke Weaver » et le brun un peu trop arrogant franchit la passerelle avec une fierté qui n'a rien à faire dans cette situation. Sur l'écran surplombant la plate-forme, une photo s'affiche, avec son nom, son âge, et d'autres informations qui m'importent peu. Les spectateurs avides poussent des « ooh » et des « ah ! ». Une vingtaine de secondes plus tard, suit Derek. Encore quelqu'un de louche. Tatouage, piercing, teinture turquoise... la totale. Une des personnes dont j'ai préféré me méfier pendant l'initiation. Son air fourbe ne me disait rien et je me suis promis de toujours garder un œil vigilant sur lui. La suivante, Ellora... je ne préfère pas avoir de préjugé sur elle. Elle a été tellement discrète et en retrait qu'en trois mois je n'ai rien appris sur elle. Quelques personnes défilent encore et lorsque la voix électronique appelle Emmy, je comprends que ça va bientôt être à mon tour d'être exposée... et de prendre place dans la navette pour un voyage sans retour.
Ma voisine se tourne vers moi au lieu de se diriger tête baissée vers la navette, comme l'ont fait les autres. Que va-t-elle faire ? Un échange de parole serait mal vu, là, maintenant, devant tout le monde. Et très franchement inutile. Mais ça ne lui ressemble pas, elle n'est pas idiote. Cependant je la sais très impulsive. Je vois presque les nanosecondes qui s'écoulent tandis qu'elle cligne des yeux avant de se retourner vers la foule. Et d'un coup, je n'ai plus l'ombre d'un doute. Ce qu'elle a l'intention de faire est une erreur. Un grosse erreur. Je le sens comme si c'était un vautour qui planait au dessus de nous. Mais le temps est ralenti à l'infini et je ne peux qu'observer la scène ; trop loin pour agir ; trop lente pour l'arrêter. --Trop-faible.--
Je vois ses lèvres s'ouvrir, le temps d'un inspiration, capturer l'air dont elle a besoin pour crier. Puis elle hurle. Un cri strident, à vous éclater les tympans, à réduire en miettes votre ouïe. Le plus terrifiant c'est la puissance de son cri. L'émotion qu'il dégage. Je perçois tout : la trahison, l'injustice, le mensonge, la peur, la chagrin. Elle craque. Et ce cri est tellement clair qu'elle n'a pas besoin de mots pour décrire ce qu'elle pense. Elle est au bout de ses forces, elle lâche, elle débloque. Elle a tenu trois mois entiers, et maintenant elle abandonne. Et son hurlement dure, encore et encore. Je perçois une agitation dans la foule et du côté de la sécurité. J'ai l'impression d'avoir atterri dans une dimension parallèle. Je crains le pire, une sueur froide me traverse.
Puis
le cri s'arrête
Pour laisser place à un mot - une syllabe :
« Men... ! »
Mais le mot est coupé par un coup de feu. Violent, percutant. Des cris dans la foule. Mes poumons se bloquent, l'air ne passe plus par ma trachée, j'ai l'impression que l'ensemble de mon système respiratoire s'est contracté, a implosé. Mais Emmy ne s'effondre pas. Elle a la bouche et les yeux grands ouverts, comme si elle était en état de choc, mais elle est bien vivante. On ne lui a pas tiré dessus. Ce n'est pas une balle qui est venue se nicher dans son cœur, c'est le bruit du coup de feu qui a entravé ses paroles.
Le président Reyes brandit un pistolet vers le ciel, le regard noir. À moins d'une seconde près, Emmy aurait tout révélé.
Deux types armés et bien bâtis, sortis de nul part, l'agrippent et l'embarquent de force vers la navette. Et moi je ne m'en remets pas. Mes oreilles sifflent toujours. Emmy n'aurait pas dû faire ça. C'est lâche. Elle a abandonné. Ce n'est pas du courage, c'est de la bêtise. Il n'y avait aucun espoir dans son geste, en un sens elle s'attendait à être tuée. C'était égoïste. Je viens de perdre la confiance et le respect que j'avais seulement pour une personne de l'équipage.
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Accusés
Science FictionArrivée dans 00:00:48s BZZZZZZ - Connexion Radio en cours. "*Mes chers criminels et colonisateurs de l'espace, vous voilà sur le point de mettre un pied sur Artemis Station, la base spatiale où vous passerez le restant de votre vie ! Quels sont vos...