Le lac

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Si la surface du lac est glacée, ses profondeurs le sont plus encore.

Les gens d'ici en ont peur. Ils évitent de s'en approcher, même pour y puiser de l'eau, et mettent en garde leurs enfants.

Mais les gamins sont insouciants. Leurs parents leur font tant de recommandations à propos des dangers du dehors qu'ils finissent par en rire. Pour eux, ce ne sont que de vieilles histoires. Ils deviennent désobéissants. Ils s'approchent parfois de la forêt ou des berges du lac, ils crient, se poussent, ont des rires suraigus.

"La sorcière va t'attraper !"

Entre les feuilles, au fond de l'eau, ils ne savent pas ce qui les voit, ce qui les écoute. Eux, ne voient rien, n'entendent rien. Le bruit de leurs jeux et de leurs rires couvre le râle de la forêt et le bouillonnement malsain de l'eau noire.

Le lac est très profond, et nul ne sait exactement ce qui se trouve dans ses abysses. On sait juste que des gens y disparaissent. Comme ces touristes l'an dernier, par exemple. Les villageois les avaient pourtant prévenus, mais ils leur ont ri au nez. Ils voulaient camper près du lac. Alors quand le soir même, des hurlements terribles ont retenti au loin, les gens du village ont fermé leurs fenêtres et verrouillé leurs portes. Ils ont mis de la cire dans leurs oreilles et dans celles de leurs enfants, et ils ont prié.

En hiver, le lac gèle, et la glace qui le recouvre émet des craquements rauques. Sinistres. Il parle, et personne n'ose venir l'écouter, de peur d'entendre quelque chose de trop horrible. D'inhumain. D'ailleurs, il ne viendrait à l'idée de personne d'essayer de scruter les profondeurs du lac à travers l'épaisse couche de glace. Pas depuis ce qui est arrivé à Svea et Majken.

Vers la fin du mois de mars, le lac vêtu d'hiver se brise petit à petit en mille éclats de diamant, et les cadavres remontent lentement à la surface. Ils ne sont pas blêmes et gonflés comme le sont habituellement les noyés, non, ces corps là sont noirâtres, et bien souvent atrocement mutilés. Comme si les profondeurs du lac les avaient pervertis, puis déchiquetés.

A chaque début de printemps, d'un commun accord, les gens du village se réunissent sur les berges, terrifiés. Sans un mot, tremblants, les yeux hagards, ils ramènent un à un vers la terre ferme les corps de ceux que le lac a dévorés. 

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