Aldis

35 4 0
                                    

*clac*
*clac*
*clac*
Le couteau tranchant heurte le bois avec régularité.
Aldis découpe les choux et les carottes d'un mouvement machinal tout en regardant pensivement par la fenêtre. Les flocons aux mille scintillements qui dansent dans l'air glacial accompagnent ses pensées, et elle suit leur course légère du regard. Ils lui paraissent si délicats, si libres, ils semblent voler d'eux mêmes dans les courants d'air froid, mais finissent inévitablement par s'écraser sur le sol. 
Soudain, elle sursaute, pousse un petit cri et baisse les yeux vers sa planche à découper. Etant arrivé à la fin de la carotte qu'il s'appliquait à découper, le couteau a fini par s'attaquer au doigt qui se trouvait au bout, et une petite flaque commence à se former à côté du tas de fines rondelles orangées. Aldis passe son doigt sous un fin filet d'eau froide, puis l'enveloppe soigneusement dans un linge et se remet à découper les légumes pour la soupe.
Les pensées attendront la fin du repas.

Aldis est arrivée au village il y a quelques mois. Elle n'est pas de la région ; elle vient de la ville, et n'avait jamais vécu un seul jour à la campagne avant cela, excepté un après-midi passé dans une ferme avec sa tante et ses cousines quand elle était petite. Elles avaient bu du lait frais et caressé les vaches. Elle se souvient encore de la texture crémeuse du lait et de la douceur des poils des vaches, de leurs grands yeux calmes et de leur souffle chaud sur ses mains.
Elle a un peu de mal à se faire à ce nouvel environnement, mais elle a un devoir à remplir. Son travail, c'est de s'occuper de ceux qui ne peuvent plus prendre soin d'eux mêmes, de ceux qui sont trop vieux, trop malades, trop démunis, ceux qui ont perdu le goût de vivre.

La soupe est prête ; une douce odeur de légumes bouillis et d'épices s'élève de la marmite. Elle y trempe une cuillère et la porte à ses lèvres pour en vérifier la température.

Parfait.

"La soupe est prête, Monsieur Björnholf."

Les villageois se méfient encore d'elle, mais elle commence peu à peu à gagner leur confiance. Depuis qu'elle vit chez Monsieur Björnholf et prend soin de lui, elle est amenée à fréquenter du monde.
Monsieur Björnholf est le plus vieux résident du village, et les villageois respectent son âge et son expérience, mais aucun d'entre eux ne souhaitait le prendre chez eux. Il n'y a pas de maison de retraite par ici. Ils se sont donc mis à chercher quelqu'un à l'extérieur, puis l'un d'eux est revenu avec Aldis, qui finissait ses études et rêvait d'aventure.

C'est maintenant le mois de décembre, le coeur de l'hiver. Les arbres grincent et se courbent sous les assauts du vent gelé, alors que la nuit tombe lentement. Le ciel gris argenté prend des teintes rougeâtres et le froid s'intensifie, il s'empare du village pour le plonger dans une profonde léthargie dont il ne sortira qu'au petit matin.

Comme chaque jour depuis son arrivée il y a trois mois, Aldis a employé sa journée à faire de menus travaux dans la maison, à couper du bois pour le feu et à cuisiner. Monsieur Björnholf est très vieux, et le froid ne le quitte plus, comme si de l'eau glaciale coulait dans ses os à la place de la moëlle. En tout cas, c'est ainsi qu'il se plaît à le décrire. Aldis le soupçonne d'exagérer, mais elle ne dit rien. Elle sort plusieurs fois par jour pour couper du bois, et s'applique à alimenter le feu pour que celui-ci brûle toute la journée. 

Elle entre dans la petite salle à manger et pose la marmite sur la table, devant le maigre vieillard. Celui-ci y jette un œil soupçonneux. Avec l'âge , il est devenu paranoïaque, et se méfie de tout et de tout le monde. Il reste silencieux quelques secondes, et Aldis attend patiemment, comptant les coups de la vieille horloge en bois massif qui se dresse à côté de la cheminée.

"Pas de morceaux d'enfants là dedans, n'est ce pas ?" grogne t-il.

Aldis sourit. Il lui pose la même question tous les jours.

"Bien sûr que non, Monsieur Björnholf. Rien que de bons légumes frais."

Elle lui verse trois généreuses louches de soupe, puis remplit sa propre assiette et s'assied en face de lui. Le vieillard renifle prudemment son assiette, pendant qu'Aldis se met à manger. La voyant faire, il semble rassuré et entame son dîner. 

"Ne le prends pas mal, flicka.* Les sorcières s'amusent depuis des années à glisser de la chair d'enfant dans ma nourriture. Et aussi dans celle des autres." grommelle t-il, comme tous les soirs.

"Vous savez bien que les sorcières n'existent pas, Monsieur Björnholf", répond Aldis en souriant.

Le vieux lève la tête et fixe ses petits yeux perçants sur la jeune femme.

"Oh, elles existent, ma petite. Reste loin de la forêt, compris ?"

Aldis acquiesce en riant, et ils se remettent à manger. Seul le bruit de la grande horloge vient troubler le silence.

Si la jeune femme avait tourné la tête vers la fenêtre à ce moment précis, elle aurait pu apercevoir, entre les arbres, trois paires d'yeux laiteux qui les fixent sans ciller. 


Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Sep 02, 2020 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

TotemOù les histoires vivent. Découvrez maintenant