Svea et Majken

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Novembre. Un froid mordant s'est installé dans la vallée, et comme chaque hiver, la totalité du paysage est tapissée d'un épais manteau de neige. Dès le petit matin, le givre étincelant habille la nature d'une aura cristalline, et les sapins verts saupoudrés d'une fine poudre blanche dansent nonchalamment au rythme du vent glacé.

Dans cette contrée, l'hiver envahit et pétrit les paysages de gel. Il fait apparaître un monde presque irréel, un monde plus limpide, plus lumineux. La neige tourbillonne dans l'air transparent, et la terre se confond avec le ciel dans une harmonie d'un blanc pur. La nature s'habille aux couleurs froides de l'hiver, qui auréolent les arbres, les toits et le sol d'innombrables teintes de blanc et de bleu glacé.

Le paysage apparaît transcendant de beauté cristalline à travers les fenêtres, depuis les cuisines douillettes où le feu crépite doucement dans la cheminée. Mais dès que les villageois et les voyageurs mettent le nez dehors, le vent glacial a tôt fait de leur rappeler que l'hiver est rude et acharné. Ce vent-ci est vivifiant, certes, mais il est également dangereux. Les gens d'ici le connaissent bien, et ils s'en méfient. Ils subissent depuis toujours ses rafales tranchantes, dont le froid mordant a fait perdre des doigts et parfois même des pieds à bon nombre d'imprudents. Ils savent que ses bourrasques peuvent être assez puissantes pour emporter leurs enfants vers la forêt ou vers les eaux noirâtres du lac. Comme s'il était au service des sorcières.

En tout cas, c'est ce qui se chuchote dans le village.

Mais aujourd'hui, le vent est doux. Il ne souffle pas par rafales glacées comme à son habitude, au contraire ; il est caressant, câlin, presque tiède, et les parents ont laissé leurs enfants jouer dehors.

Svea est une jolie petite fille aux longues boucles blondes, et Majken un petit garçon brun à la tignasse ébouriffée. Inséparables depuis leur plus tendre enfance, ils forment un curieux duo. Assis sur un vieux banc de pierre moussue, les vieux du village les regardent passer, un sourire bienveillant aux lèvres. Ils ignorent tout du drame qui est sur le point de se produire. S'ils avaient mieux regardé, ils auraient remarqué que les deux petits marchent en silence, le regard fixe. Comme hypnotisés.

Majken marche derrière Svea sur le sentier enneigé. Le vent siffle à ses oreilles, mais il n'est pas transi de froid. Il suit du regard le mouvement des boucles blondes de son amie, qui trotte en silence. Il trouve ça étrange. D'habitude, Svea parle tout le temps. Elle rit. Elle chante. Il voudrait l'attraper par la manche, lui demander ce qui se passe. Mais il n'en a pas la force. Il se sent faible, et son cerveau est comme embrumé.

Lorsqu'ils arrivent sur les berges du lac gelé, le vent se met à souffler un peu plus fort. Comme pour les pousser sur la glace.

"C'est ça que j'ai rêvé." dit Svea d'une voix tranquille.

La petite fille a l'air pensive. Elle prend doucement la main de Majken, et l'entraîne avec elle, sur la surface gelée. Elle se met à genoux, enlève ses gants, et se met à gratter la surface avec ses ongles. Elle gratte si fort que des goutelettes de sang commence à éclabousser le sol. Comme indifférent, Majken regarde les taches écarlates et scintillantes qui s'accumulent autour d'elle, et commencent à tacher ses chaussures.

Svea approche son visage de la glace et plonge son regard dans profondeurs bleuâtres et livides du lac.

Un mouvement diffus, sous la couche de glace. Les deux enfants sont tétanisés. Une prtite voix sans leur tête, très loin, leur hurle de s'enfuir, mais ils ne peuvent pas bouger. Un épouvantable craquement retentit, et la glace cède sous leurs petits pieds. Ils ne crient pas lorsqu'ils entendent le bruit monstrueux des bêtes. Juste avant de se faire emporter dans les abysses, cruauté ultime du mauvais sort qu'on leur a jeté, ils retrouvent leurs esprits pendant quelques secondes. Ils se regardent une dernière fois. Alors que leurs bras et leurs jambes sont lentement arrachés, leurs yeux s'écarquillent de douleur et leurs bouches s'ouvrent sur un hurlement qu'ils n'ont pas le temps de pousser.

Ils disparaissent dans les eaux noires, écartelés et dévorés par quelque chose d'innommable.

Sur les berges, le jeune Arvid a tout vu. Il a crié pour les faire revenir, mais ils ne l'ont pas entendu. Lui, en revanche, a tout vu. Il a vu les bêtes, il a vu les membres arrachés et les yeux écarquillés de ses camarades, et les morceaux de leurs corps disparaître sous la surface. Il a aussi entendu des rires stridents résonner dans la vallée. Des rires discordants et inhumains.

Et il raconte aux gens du village. Les parents pleurent et hurlent, se griffent le visage. Tous se signent.

C'était il y a quinze ans. Aucun morceau du corps des petits n'est jamais remonté à la surface.

Malgré la tendresse et les efforts de ses parents, le petit Arvid est lentement devenu fou, en proie à l'horreur de ses souvenirs confus d'enfant. Puis un jour, adolescent, il est parti du village sans dire un mot et s'est enfoncé dans la forêt, pour ne plus jamais en ressortir .

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