L'interrupteur

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Sous la lampe de bureau et sa petite lueur blafarde, les mains de Thorn ressortent de la pénombre comme deux formes spectrales.

Un froissement lui fait lever les yeux.

Dans son lit, ensevelie sous les couvertures, une tempête de boucles brunes se retournent ; un marmonnement indistinct, une respiration profonde.

Il reste là quelques secondes, à la regarder, puis reporte les yeux sur son ouvrage.

Thorn n'a jamais beaucoup dormi.

Voilà des années que ses nuits se réduisent à deux ou trois heures de sommeil agitées de mille idées furieuses, d'où son corps tire miraculeusement l'énergie nécessaire pour le transporter.

Ce fut moins encore durant ses années en tant qu'intendant ; en général, il ne se donnait même pas la peine de regagner une chambre, ou un lit, il prenait un court temps de repos à l'intendance même, sur le canapé défoncé de son bureau, quand ses yeux ne parvenaient plus à déchiffrer une ligne.

Parfois, il ne sait pas bien ce qui fait tenir debout l'immense carcasse qui lui sert de corps ; sans doute l'électricité qui parcourt ses synapses à une vitesse folle - le courant puissant qui en découle se déverse ensuite dans ses muscles comme une continuation naturelle de son activité neuronale. Il ne sent presque plus les signes ordinaires de la fatigue, ou alors il a appris à ne plus les écouter.

Dormir une nuit entière suppose de relâcher complètement son esprit, de basculer son cerveau en sourdine comme on éteint une lampe ; il n'a jamais trouvé l'interrupteur.

Ophélie, elle, dort le plus naturellement du monde. Il envierait presque sa faculté à glisser dans le sommeil comme on se coule dans un vêtement douillet.

Ces temps-ci, elle s'endort contre lui, les cheveux éparpillés sur son torse, et il peut presque sentir physiquement le moment où elle bascule d'un état à l'autre ; elle est là, avec lui, et l'instant d'après, elle a disparu ; c'est toujours sa peau, c'est toujours son souffle, mais elle est rentrée en elle-même, plongée dans un monde intérieur hors d'atteinte.

Au tout début - les premières nuits où elle a passé le miroir de sa chambre - il est resté des heures immobile, attentif à sa contemplation. Etat qui ne reste jamais bien longtemps chez lui sans insuffler de nouvelles urgences ; préparer leur arrivée à Babel, baliser le terrain, éplucher toutes les documentations possibles...

Car ils s'en iront oui, une fois le procès passé ; les avocats sont relativement confiants et pour une fois, Thorn aussi. Si incongrue, si douce est cette parenthèse... il tient à ne pas les projeter immédiatement en plein chaos après leur départ.

Alors à présent, lorsqu'Ophélie est endormie, Thorn se lève et s'habille sans un bruit, il s'assoit devant la table de travail qu'il a fait installer dans sa chambre, et compulse archives, cartes ; il consent aussi à répondre aux longs courriers que le nouvel intendant du Pôle, fraîchement promu dans sa nouvelle fonction, lui adresse désespérément.

Des heures d'étude frénétique et de sommeil profond se côtoient à quelques mètres de distance.

Lorsqu'il relève la tête cette nuit-là, il rencontre le regard d'Ophélie, assise dans le lit, qui le contemple gravement – elle a la marque de l'oreiller imprimée sur la joue. Elle est tellement petite dans le lit immense de Thorn ; elle lui fait penser à ce vieux conte du Pôle où une jeune orpheline se perd dans la demeure glacée d'un géant.

- C'était donc ça, murmure-t-elle.

Elle se coule hors du lit, enfile une chemise au hasard, vacille, encore un peu ensommeillée, jusqu'au bureau.

- « C'était donc ça » ? répète-t-il.

- Mmh, élude-t-elle en étudiant, les yeux plissés, la carte étalée sur toute la longueur de la table.

Il déplie le bras pour la saisir avec précaution par la taille. Elle se blottit contre lui d'un air engourdi.

Thorn savoure avec un recueillement presque religieux le plaisir de la sentir simplement là, appuyée contre lui. C'est comme un prodige sans cesse renouvelé : qu'elle le veuille près d'elle, contre elle, qu'elle vienne sans cesse le retrouver.

- Tu dors plus longtemps d'habitude, finit-il par remarquer en jetant un œil à la pendule.

- Mon réveil impromptu dérange ta double vie nocturne ?

Elle le taquine ; elle fait ça souvent.

- Tu ne me déranges jamais, répond-t-il gravement.

- Ou bien c'est ta double vie nocturne qui dérange mon sommeil ? s'interroge-t-elle, songeuse.

- C'est moi qui t'ai réveillée ?

- Plutôt ton absence.

- Désolé.

- Tu ne dors pas beaucoup, hein ?

- Suffisamment.

- Je veux participer à ça, dit-elle doucement mais fermement en parcourant de ses doigts gantés les documents étalés autour d'eux. Transportons tout ça dans la bibliothèque durant la journée. D'accord ? ajoute-t-elle avec une expression à mi-chemin entre l'inquiétude et le défi.

Elle craint qu'il ne l'exclue, encore. Elle veut faire partie de ça – d'eux.

- A condition de ne jamais les laisser traîner à portée d'yeux de quiconque d'autre que toi et moi. Personne ne doit connaître nos plans.

Elle acquiesce.

- Il faudra bien annoncer notre intention de partir, à un moment donné. Que dirons-nous à ta tante et à la mienne ?

- Simplement que nous partons en voyage de noce.

- C'est plausible ça ?

- Pourquoi pas ? Nous sommes fraîchement mariés il me semble.

Elle pince les lèvres, résistant manifestement à la tentation d'une nouvelle taquinerie. Puis ne résistant plus :

- Il faudra leur faire croire que tout ce qui t'intéresse c'est de courir les arches à mes côtés et de me... mmh, disons, de profiter de ma compagnie d'une manière défendue jusque-là par la présence de mon chaperon.

Thorn la dévisage longuement, et assène, imperturbable :

- Il y a une part certaine de vérité là-dedans.

Puis il ajoute :

- Mais mon envie de me faire oublier quelque temps et celle de prendre enfin l'air après être resté cloîtré ici rendra la chose plus crédible, si c'est ce qui t'inquiète.

Elle acquiesce en inclinant le visage vers lui.

- En ce qui me concerne, je suis déjà convaincue.

Le contact de sa bouche sur la sienne fait courir un frisson électrique le long de son épine dorsale. Il sent contre ses joues le cuir souple des gants ; il aime ce contact, il les considère eux aussi comme sa peau à elle, une prolongation d'elle-même.

Il aime tout d'elle. Cette certitude étourdissante se répand dans sa poitrine comme un incendie, lui brûle les poumons.

Thorn l'attire plus franchement sur ses genoux et les orteils nus d'Ophélie décollent du sol.

Lorsqu'il ouvre les yeux quelques heures plus tard, Ophélie ne se trouve plus dans les draps froissés, ni nulle part dans la chambre.

Thorn contemple, atterré, le chiffre extravagant sur lequel pointe l'aiguille de la pendule.

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