Comme personne

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- Mais qu'est-ce qu'ils trafiquent donc ? s'agace Berenilde pour la troisième fois de l'après-midi. Infichus de se libérer un instant pour prendre le thé, c'est tout juste s'ils prennent leur repas avec nous... Ma maison est un hôtel !

La tante Roseline se garde bien de rétorquer. Elle soupçonne Berenilde d'être plus vexée par la complicité inattendue de son neveu avec sa femme que par leurs cachotteries.

- Oh et puis après tout, allons les voir ! s'exclame Berenilde en se levant d'un bond et en saisissant le plateau d'argent. Je suis chez moi, et je veux qu'ils nous consacrent quelques minutes de leur journée, est-ce trop demander ?

Le service à thé tremblote, le sucrier manque de se renverser alors qu'elle prend la direction de la bibliothèque d'une démarche décidée.

Roseline soupire et lui emboîte le pas, en faisant glisser le landau dans lequel Victoire dort à poings fermés dans sa gigoteuse de dentelle à col pierrot – elle ressemble davantage à une poupée blanche qu'à un véritable bébé.

- Eh bien, nos chers travailleurs ! chantonne Berenilde en poussant la porte de la bibliothèque d'un gracieux coup de hanche. Puisque vous n'avez pas une minute pour venir prendre le thé avec nous, le thé vient à vous.

Roseline surprend un échange de regard entre sa nièce et son mari, et note le mouvement imperceptible qu'opère Thorn, assis derrière le grand bureau, pour couvrir le véritable objet de son attention. Visiblement, il se tenait prêt.

Ophélie se compose tout aussi vite un sourire aimable – cette petite... le Pôle l'a indéniablement changée.

Et ces deux-là trafiquent manifestement quelque chose.

Berenilde s'affaire à verser artistement le thé au jasmin dans les tasses de porcelaine peintes, tandis que Thorn et Ophélie interrompent leur activité de bonne grâce, comme s'ils en avaient toujours eu l'intention.

- L'écharpe n'est pas avec toi ? remarque Roseline.

Les yeux d'Ophélie s'écarquillent à cette observation et elle porte machinalement ses mains gantées à son cou libre.

- Non, en effet, murmure-t-elle avec un froncement de sourcils.

- Vous êtes bien mystérieux tous les deux, badine Berenilde en distribuant les tasses de porcelaine et en les dévisageant avec attention. J'espère que vous ne préparez rien d'inconscient avant le procès, le moment est fort mal choisi pour attirer l'attention.

- Soyez sans crainte ma tante, rétorque Thorn d'un ton maussade, je n'ai jamais aussi peu attiré l'attention que cloîtré chez vous, sans aucun dossier pour m'occuper. Je suis absolument invisible.

- Je sais que le nouvel Intendant t'écrit dans l'espoir d'avoir ton avis sur les affaires courantes. Le pauvre homme est dépassé. L'administration du Pôle est en train de s'effondrer, paraît-il. Il n'est pas impossible qu'une fois blanchi, on te propose de reprendre immédiatement tes fonctions.

Un reniflement méprisant échappe à Thorn.

- Je ne crois pas qu'ils me portent assez dans leurs cœurs pour s'abaisser à me supplier.

- Ils ont beau ne pas t'apprécier, ils prennent brutalement conscience que tu es la personne la plus compétente pour gérer les affaires du royaume. Cela devrait suffire.

Ignorant sa tasse de thé en train de refroidir, Ophélie fouine dans la pièce, regardant dans les coins, soulevant ici et là les coussins, à la recherche de l'écharpe.

- En admettant que j'ai envie d'accepter, grommelle distraitement Thorn en regardant la jeune femme s'affairer.

- Que comptes-tu faire d'autre si tu ne reprends pas tes fonctions ici ? s'enquit Berenilde.

- Tu l'as laissée dans la chambre.

Thorn s'est adressé à Ophélie par-dessus les têtes de Roseline et Berenilde.

Ophélie se retourne d'un air plutôt raide dans le silence qui suit cette déclaration. Roseline regarde sa nièce. Berenilde contemple ses ongles.

- Oh... Oui, c'est vrai.

Si Roseline pouvait encore douter un tant soit peu de l'intimité nouvelle entre sa nièce et son mari, ce doute vient d'être balayé.

- Je ferai mieux d'aller la chercher, s'esquive Ophélie avec aplomb derrière le verre à peine rosi de ses lunettes, elle va encore être intenable.

Ophélie partie, Berenilde trempe ses lèvres dans son thé et reprend comme si de rien n'était :

- Alors ? Ai-je le droit de connaître vos projets, si l'Intendance n'est plus d'actualité ?

***

- Tout de même, laisse échapper la tante Roseline le lendemain matin, alors qu'elle aide sa nièce à lacer son corsage.

Ophélie ne dit rien, elle semble s'être assoupie les yeux ouverts ; elle a émergé du miroir de sa coiffeuse aux aurores, plus débraillée que jamais, alors que la tante Roseline attendait, assise sur son lit.

La tante Roseline tire d'un coup sec, faisant hoqueter Ophélie.

- Tu pourrais emprunter les portes, comme tout le monde. Toi et M. Thorn êtes mariés à présent, il est inutile de vous cacher de la sorte. Moi qui frappait chez toi comme une sourde, en pensant que tu avais un sommeil de plomb ces jours-ci...

- Le palier grince horriblement, la contre Ophélie à mi-voix, je n'ai pas envie que tous les domestiques de la maison tendent l'oreille à chaque fois que...

- D'accord, la coupe la tante, mais tout de même... Tout de même...

- Je ne voulais pas vous choquer Marraine, fait Ophélie avec une grimace contrite.

- Me prends-tu pour une agnelle ? rétorque sèchement la tante. J'ai été mariée moi aussi.

Ses traits se détendent quelque peu à ce souvenir.

- Et cette histoire saugrenue de voyage de noce, enchaîne-t-elle en passant la brosse dans la crinière indomptable d'Ophélie.

- Cette histoire saugrenue de voyage de noce est la seule que vous ayez besoin de connaître, rétorque sereinement la gamine mal peignée en face d'elle, parfaitement indifférente à la vigueur de ses coups de brosse.

Roseline la dévisage dans la glace. Ophélie perd un peu son air de langueur ensommeillé pour lui rendre un regard étonné.

La tante recommence à lui brosser les cheveux, plus doucement cette fois.

- J'ose espérer au moins qu'il te traite comme il faut, ton M. Thorn.

Ophélie semble un peu agacée, comme si elle trouvait insultant qu'on l'imagine se laisser maltraiter. De nombreux coups de brosse et un air profondément pensif plus tard, elle murmure comme pour elle-même :

- Comme personne.

La tante Roseline choisit soigneusement de ne pas relancer la conversation ; il y a des choses dont elle préfère ignorer le détail.

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⏰ Dernière mise à jour : Jun 16, 2020 ⏰

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