Lorsqu'elle était enfant, l'hiver était sans conteste sa saison favorite. La neige qui tombe du ciel et métamorphose les paysages, la cheminée qui crépite le soir, réchauffant la maison décorée de parts et d'autres à l'approche de Noël... Mais désormais, l'hiver n'était plus que deux choses à ses yeux : un mauvais souvenir, et une période stressante à cause de son travail. Elle ouvrait sa boutique toute la semaine, dimanches inclus, et ne lésinait pas sur les heures supplémentaires éreintantes afin d'épargner ses pauvres employés saisonniers qui, de toute façon, n'était pas vraiment des vendeurs dans l'âme. Elle n'avait habituellement qu'un seul libraire à temps plein avec lequel elle alternait, ainsi que de l'aide exceptionnelle de sa meilleure amie, voire de sa sœur si celle-ci était dans un bon jour. Mais la première avait son propre commerce à gérer tandis que la seconde croulait sous les examens pour son master. Ainsi, elle n'avait eu d'autres choix que d'embaucher de nouvelles têtes pour environ deux mois, afin de ne pas faire chuter son chiffre d'affaires en cette période si importante. La journée avait été particulièrement longue cette fois-ci : un vieux monsieur qui ne comprenait rien à rien l'avait harcelée toute la journée pour des produits qu'elle ne vendait pas, des enfants avaient crapahuté partout et dérangé plusieurs étagères, un chien s'était introduit derrière le comptoir alors qu'elle avait le dos tourné pour lui chiper son repas... Et ses deux subordonnés avaient trouvé le moyen de faire planter le système informatique, si bien qu'ils se retrouvèrent à tenir les comptes à la bonne vieille méthode et perdirent un temps monstre. Fort heureusement, un technicien à distance lui débloqua l'ordinateur, mais cela était une dépense imprévisible dont elle aurait préféré se passer. Fatiguée, courbaturée, elle avait terminé le rangement et le nettoyage des lieux le plus tôt possible, fermant pour de bon « La tanière du Loup Conteur » à vingt heures passées. Emmitouflée dans une doudoune grise hideuse retrouvée dans un placard, elle affronta le vent glacé bon gré mal gré jusqu'à sa maison, ayant perdu l'habitude d'utiliser son véhicule. Du moins préférait-elle subir moult intempéries plutôt que de prendre la voiture alors qu'en quinze minutes de marche à peine, elle était sur place. Petite, elle rentrait toujours chez elle en courant à toute allure, se précipitant devant le feu de cheminée qui crépitait toute la nuit, savourant le chocolat chaud qui l'attendait toujours sagement dans la cuisine. Mais cette maison-là n'avait ni cheminée, ni une cuisine au mobilier assez confortable pour que l'on s'y prélasse pendant des heures. En outre, à cette heure son petit-frère avait envahi les lieux et dieu qu'il n'appréciait pas que l'on piétine à côté de lui lorsqu'il cuisinait. Elle entra le plus discrètement possible, accueillie par le son du téléviseur trop élevé à son goût, le bruit du robot-pâtissier qu'elle rêvait secrètement de balancer par la fenêtre et l'indifférence générale puisqu'elle ne s'était pas fait remarquer. L'orgie de chaussures face à elle lui indiqua que tous les occupants de la maison étaient présents, en sus d'une invitée indésirable pour la jeune fille. Elle avait espéré traverser le salon en courant d'air, mais le super-sens de détection de son frère contra ses plans.
« Léo ! On ne t'a pas entendue arriver, salut.
-Ouais, salut.
Elle jeta à peine un regard au jeune homme, ce bien qu'elle n'ait rien de spécifique à lui reprocher. La godiche aux yeux globuleux lovée contre lui par contre, c'était autre chose.
-Oh, Léo ! Ça faisait longtemps, je suis ravie de te voir ! Naël a décidé de nous préparer une brioche, tu viendras en manger un bout avec nous ?
-Non. »
Trois mots, un record pour elle. Elle ne jeta même pas un coup d'œil en direction du canapé, préférant éviter le regard noir de son frère qui n'appréciait vraiment pas son comportement vis-à-vis de sa nouvelle petite-amie. Léo s'en fichait. Elle monta deux par deux les marches de façon à se retrouver au premier étage, traversa le couloir rapidement afin de s'engouffrer dans la seule pièce du fond, à gauche. Sa chambre était la plus grande de la maison, à laquelle était adjointe en sus une salle de bain privée qu'elle partageait de temps à autre avec Naël, qui était situé dans la pièce voisine. Les murs disparaissaient derrière d'innombrables étagères de livres en tout genre, un lit deux places occupait le centre de la pièce, coincé entre une armoire blanche et un large bureau recouvert de bordel. Des carnets à dessin, du matériel en tout genre, de la peinture, une tablette graphique relié à son précieux ordinateur... Ainsi qu'un vieux violon poussiéreux, enfermé dans son étui depuis maintenant plusieurs années. Léo expira un bon coup en se laissant choir sur son matelas, le visage niché sous son oreiller. Elle resta un moment sans bouger, tranquille, jusqu'à finalement trouver le courage d'aller prendre sa douche. Ou plutôt un bain, en espérant que cela ferait passer ses douleurs en bas du dos. Mais pour cela elle devait utiliser la salle d'eau principale de l'étage, et donc emmener toutes ses affaires avec elle. Elle attrapa une simple combi-short de pyjama noire et sa trousse de toilettes, puis se glissa en silence dans le couloir. Elle passa devant la chambre ouverte de sa sœur et ne put se retenir de grimacer en en constatant l'état lamentable –elle était un poil maniaque sur les bords- et se demanda vaguement où elle pouvait bien être, sans pour autant réellement s'inquiéter. Personne ici n'appréciait la nouvelle potiche de Lëan, et si les deux filles ne s'entendaient pas toujours, voilà au moins un sujet sur lequel elles se comprenaient parfaitement. Lydia esquivait généralement la confrontation en allant chez des amis sous couvert de révisions, Naël passait encore plus de temps en cuisine qu'à l'ordinaire et Léo se contentait d'être le plus naturelle possible, c'est-à-dire relativement désagréable et solitaire. Lëan l'incendiait du regard, la sermonnait parfois, ronchonnait –mais ça c'était plutôt normal, Lëan ronchonnait toujours- mais finissait généralement par laisser couler. D'une part parce qu'il connaissait assez sa petite sœur pour savoir qu'elle ne changerait pas, de l'autre parce que lui-même avait conscience que ses copines étaient toujours des filles superficielles, plus attirées par l'idée de rencontrer des stars grâce à son métier de producteur plutôt que par un véritable intérêt pour sa personne. Et, il fallait l'admettre, Léo était un bon atout lorsqu'il souhaitait se séparer d'une fille trop collante à son goût, car elle n'avait pas la moindre délicatesse et donnait toujours un avis sincère lorsqu'on le lui demandait. S'il savait sa sœur calme et indifférente à l'existence-même, elle n'en était pas moins dénuée de caractère et loin d'être tendre sur les sujets qui lui étaient sensibles. Il y avait eu une fille, un jour, qui avait fait une remarque assez déplacée sur les couples gays. Léo l'avait fait repartir de chez eux en larmes, sans même élever la voix, et toute la fratrie avait approuvé.