L'ordre du Chaos

1. L'enfant de la Lune

Il n'y avait pas pire fléau pour les habitants de l'Alkebulam que le vol. Dans une certaine mesure, on croyait que les pires actions qu'elles prennent source dans le le mal ou même dans une bonne volonté n'offraient pas de rédemption à leurs auteurs. Un acte répréhensible posé était indélébile flagellant son identité à moins d'une durable pieuté. Le vol incarnait le mal absolu et il se déclinait d'ailleurs en plusieurs activités comme le rapt d'âme, l'usurpation, l'arrachage de vie et bien d'autres tares aussi dérangeantes.

Nadjela, que les proches les plus aimants ou plutôt ceux ne s'embarrassant plus des formalités appelaient Nana, l'avait appris à l'âge de cinq ans. Sous le soleil cuisant de Nubie et durant des courses au marché du coin, Nana avait discrètement mis sa main sur les fruits d'un marchand. Sans que personne ne la vît, elle cacha quelques-uns de ces fruits sous son baladi jaune et blanc. C'est en ricanant qu'elle se dirigea en courant vers son tuteur qui était plusieurs mètres plus loin.

— Princesse Nadjela, mais que se passe-t-il ? s'enquit-il. 

— Chut !

Nadjela avait continué le chemin comme si de rien n'était. Ce fut seulement lorsqu'elle fut rentrée aux côtés d'Ahmès, le jeune fils de son tuteur et son seul ami, qu'elle apprit la gravité de ce qu'elle avait fait. Nana, toute innocente et les yeux ronds, avait gardé l'un des fruits pour son tendre Ahmès. Elle savait ô combien il adorait les prunes. Lorsque Nana lui tendit le fruit noir, Ahmès admiratif mais ferme demanda presque instinctivement comment elle se l'était procuré.

— Je l'ai pris, dit Nadjela d'une petite voix.

Ahmès s'arrêta un instant, surpris, comme foudroyé. D'une main, il fit signe à la petite de s'approcher. Le garçon tendit son fin mais robuste bras et attrapa la broche en forme de scarabée dans les cheveux électriques de la petite. Nana le regarda intensément après le sursaut qu'elle avait eu.

— Je l'ai prise, c'est à moi maintenant. Qu'en penses-tu ? dit Ahmès en faisant sauter le bijou de sa main gauche.

A la surprise du jeune garçon, l'invincible Nana, l'impétueuse Nana, la malicieuse Nana éclata en sanglots. Cela constituait le premier souvenir palpable d'elle-même en larmes qu'elle avait. Malgré le fait qu'elle détestait ce souvenir, Nadjela le chérissait tendrement. Le souvenir de ce moment faisait partie des instants qu'elle avait partagés avec Ahmès, la seule personne avec qui elle pouvait se retrouver comme elle- même : Nana. Ahmès était un garçon qu'elle décrivait comme ayant la peau marron avec des teintes de rouge sombre. Ses cheveux noirs étaient d'une texture étrange. Ils étaient à mi-chemin entre les siens et la forme du pelage d'un agneau. Ahmès était très fin comme s'il était rongé par une faim silencieuse mais incessante ; pourtant il y avait de quoi se nourrir chez le tuteur Mensah. Nana ne savait pas si c'était son apparence qui le rendait aussi réservé ou si c'était son caractère réservé qui se reflétait dans son apparence.

En tous les cas, Ahmès était un homme de lettres passionné par la médecine. Très tôt, il montra à la petite fille originaire du royaume de Neesimā ses livres. La première réaction qu'eut Nadjela fut de crier au démon. Comment pouvait-on regarder l'intérieur de ce que Dieu avait créé ?! Si Dieu sait, nous pouvons être aveugles ! A cela, Ahmès répondait calmement que nous étions les mains de Dieu et qu'il y avait des peuples qui ont besoin de nous. La petite fille qu'elle était avait secoué la tête.

— Ne vas-tu pas être Mani Si ? Tu vas guérir les gens de bien des manières que je ne pourrai jamais.

Mani Si... A son jeune âge, Nadjela savait déjà ce que cela signifiait. Jusqu'à ce qu'elle fût laissée aux mains de son tuteur nubien, Nana traversait l'Alkebulam avec son père à la recherche d'une Mani Si qui pût la guérir. Depuis sa naissance, Nana disposait d'une particularité encore inédite dans leur contrée. La petite fille avait « la lune dans les yeux ». Ses parents se sont instantanément demandé si cette petite verrait un jour. Pourtant, la jeune fille assurait ses parents qu'elle voyait bien. Le vert des feuilles, le violet du ciel, le blanc de la neige... Elle voyait très bien.