Prologue : En l'honneur du Capitaine

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C'est il y a peu, environ cinq ans après que j'ai embarqué à bord du "Reconquista" que l'équipage envisagea pour la première fois un retour définitif à la terre. Un matin où la mer était d'huile, passé la houle de la veille qu'avait traversé, impassible, le navire, on trouva mort le Capitaine. Sa tête reposait calmement sur son secrétaire en acajou, on aurait presque cru qu'il dormait, seulement la plume s'était posée sur le sol et de l'encre avait tâché une partie de sa tête et se dessinait désormais dans une large trace sur le bois ; elle était encore fraîche.

Tous à bord s'accordaient, quand on en venait à décrire le Capitaine, pour dire qu'il était un homme méticuleux. Toujours d'une précision qui frôlait l'exactitude en navigation, d'une rigueur telle que l'encrier se devait toujours d'être parfaitement dans l'axe du parchemin et la plume plantée de sorte qu'elle décrive, avec le bureau, deux segments perpendiculaires. Ce genre de détails auxquels chacun s'était accoutumé, tout comme il était monnaie courante de subir ses colères si quelque matelots avait le malheur de ne pas faire les choses telles que le Capitaine le demandait. Ce que nous savions de lui, nous le tenions de son Maître d'équipage : Sir Bartholomew.D.Barton, dont le surnom "Barty Barton' était bien plus utilisé dans nos rangs. Un gentilhomme d'un Royaume lointain, l'un des premiers à embarquer aux côtés du Capitaine et celui qui avait baptisé le navire. Il avait l'air quelque peu guindé, toujours bien habillé même lorsque le soleil était de plomb, mais beaucoup moins distant que ne l'était son supérieur. Barty était ainsi des plus enclin à nous raconter toutes sortes d'incroyables aventures que le "Reconquista" avait pu faire vivre à ceux qui s'y embarquaient. Un jour, je me souviens qu'il nous a juré avoir déjà fait face à un kraken, ce qui avait insufflé l'espace d'un court instant un frisson à l'ensemble de l'équipage. Il était facile de parler avec lui, malgré l'air impressionnant qu'il renvoyait au premier abord. C'était d'autant plus appréciable que le Capitaine lui-même parlait peu, à tel point qu'on pouvait tenir une saison complète sans entendre le moindre mot venant de lui. La plupart du temps, il restait dans sa cabine, appelait quelques fois Barty à l'y rejoindre quand il en ressentait le besoin. Mais quand le Capitaine s'aventurait sur le pont, l'air grave, nous cessions toute activité pour écouter pleinement ce qu'il avait à nous dire. C'était d'ordinaire le Maître d'équipage qui faisait régner l'ordre, ses sermons étaient donc rares. Il nous regardait toujours dans les yeux, et nous parlait sur un ton des plus sérieux qui était pourtant toujours teinté d'un profond respect, équivalent à celui que nous avions pour lui.

Ainsi, à la mort Capitaine, un émoi nouveau a saisi le navire. Le premier de nos réflexes fût de nous réunir sur le pont, afin de réfléchir à ce qu'il allait advenir du "Reconquista » :

-Il faut abandonner. avait déclaré le quartier-maître. Sans le Capitaine pour maintenir le cap et l'ordre, les hommes ne suivront pas.

Barton, le maître d'équipage, s'en offusqua par ailleurs : "Insinuez-vous, Ned, que je suis incapable de maintenir mon équipage ainsi que ce bateau à flots ? Nos matelots, sachez-le, sont des plus valeureux. La mort du Capitaine ne changera rien à leur désir de mener à bien cette entreprise."

Au cours des cinq ans que j'avais passé à bord du "Reconquista", nul homme n'avait fait part d'un quelconque désir de le quitter. Tous étaient trop fidèles au Capitaine et à ses rêves auxquels chacun croyait sans forcément l'admettre. De fait, nous voulions croire au Paradis qu'il s'était mis en tête de chercher, et rien n'avait plus d'importance à nos yeux que le navire et son objectif. Le Capitaine nous disait souvent qu'un Paradis se cachait de ceux qui n'en seraient pas dignes, qu'il attendait que nous l'ayons suffisamment cherché pour nous ouvrir ses portes. Hélas, quand l'homme succombe, nombre de ses fidèles ne croient plus en les rêves qu'il a échoué à réaliser, c'était le cas du quartier-maître.

-Barton, il ne s'agit pas que d'une question d'ordre. avait appuyé le maître voilier. Admettons, je dis bien admettons, qu'il n'ait pas inventé cette histoire de Paradis, nous n'avons personne pour nous y mener. 

-Là mon ami, c'est notre Timonier que vous allez froisser. Ecoutez donc, je me ferais un plaisir de m'amuser à démonter le moindre de vos arguments si cela peut vous encourager à rester à bord, mais il me semble que nous avons tous à faire.

Vaincu pour cette fois, le quartier-maître accompagna d'un grognement son vague haussement d'épaules et regagna la cale sous le regard satisfait de Barton, bien heureux d'avoir coupé court à ce désordre.

-Sir Barton, qu'est-ce qu'on fait du Capitaine ? se renseigna un matelot.

-Seigneur... Envoyez-donc le Capitaine prendre du repos là où l'on stocke l'artillerie, nous n'en auront certainement pas l'usage.

Puis il rajusta la plume de son grand chapeau, le nez froncé, avant de m'appeler pour regagner la cabine désormais vide du Capitaine.

-Devi, combien de temps avons-nous avant le prochain roulement de la Vigie ?

-Je prendrais mon tour quand le soleil sera à sa position de midi.

-Parfait, vous pourrez m'aider à remettre un peu d'ordre dans les affaires du Capitaine et à préparer le vote qui élira son remplaçant. Je sais que c'est un peu précipité, mais nous ne pouvons pas nous permettre de laisser le navire sans rennes solides. Vous êtes d'accord ?

J'ai acquiescé, puis j'ai commencé à débarrasser le bureau pour essuyer l'encre. Quoi que nous ayons tenté, elle ne partait pas, nous nous sommes dont résolus à laisser le secrétaire tâché et à jeter un œil aux papiers du Capitaine. Rien qui ne soit digne d'intérêt en vérité, seulement quelques papiers à conserver qui attestaient de la propriété du bateau et un registre des membres passés et actuels de l'équipage, de leurs attributions et quelques appréciations personnelles.

-Vous vous figurez bien, j'imagine, qu'il serait mieux qu'aucun membre de l'équipage n'ait le loisir de feuilleter ce registre. souligna Barton. C'est une bonne chose que je possède la clef de la cabine, nous la fermerons en sortant.

-Savez-vous à qui nous pourrions confier la direction du navire lorsque le choc sera passé? 

Barton se mordit la lèvre, il savait sa place compromise. Sans l'appui du Capitaine, la confiance de l'équipage dont il jouissait autrefois allait s'évanouir sans tarder.

-J'ai conscience que bien trop vite, ils me défieront. Nous verrons cela en temps utile, il y a trop à faire aujourd'hui.

Sur ce, nous avons continué à remettre les choses à leur place, embarquant avec nous ce qui nous semblait nécessaire à la navigation. Avant de quitter la cabine, j'ai remis à sa place la plume dans l'encrier, un bien léger hommage à lui rendre, mais cela restait tout de même important à mes yeux. Cinq ans à bord du "Reconquista", ce n'était qu'une goutte dans l'océan à l'échelle de son histoire. Mais c'était tellement important à l'échelle de la mienne que mon respect et ma reconnaissance à l'égard du Capitaine et de cet équipage me donnait chaque jour la force de les assister dans cette drôle de quête, à laquelle je n'avais jamais cru qu'à moitié pour être parfaitement honnête.

Cela étant, je suis allée jusqu'à renier mon nom pour la conquête du Paradis, et c'est en cet honneur que je n'ai jamais eu le moindre désir d'y sacrifier ma place.

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-Extrait du journal de bord, Devi des Alkobes, cinquième année à bord-

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