Rencontre

3 0 1
                                    

Entre-deux

Paris, 1920

Assis dans un bar place Clichy, je songeais à la mort des poules, à leurs corps qui continuaient de trembler malgré leur tête coupée. Encore un peu et celles-ci allaient pour continuer à bouffer leurs graines même décapitées. Un peu plus et j'en faisais une métaphore sur mon expérience de la guerre.... mais je m'en abstenu. C'était une bien trop belle journée pour ce genre de connerie. Un serveur à côté était en train d'essayer d'ôter de la bouche la commande d'un monsieur, il commençait à parler fort ça m'ennuyait. J'ai regardé le monsieur qui se refusait à lui obéir : un bonhomme comme vous et moi, deux bras, deux jambes, presque intact le bougre, hormis cette balafre sur sa joue gauche. En revanche sa tête n'était pas belle à voir, tremblante et légèrement suante, il marmommait des paroles inaudibles. Je connais ce comportement,  j'en ai trop vu autour de moi. Ce serveur était bien trop jeune pour comprendre notre génération de traumatisés. A déjà trente ans on est tous séniles, ça ils peuvent pas piger. On raconte, mais ils n'étaient pas là. Me suis raclé la gorge, lui ai demandé un verre de cognac pour ce monsieur. Je connais les bons remèdes, ça n'efface pas le mal mais ça te fait oublier comme il faut, et c'est tout ce qu'on veut. Et tout ce qu'on peut espérer. On est des poules survivantes, mais quelquefois on se dit qu'on aurait bien voulu nous la couper nos sacrées têtes.

Je me suis installé à sa table, pour surveiller qu'il commence pas à déconner trop fort. Ça fait peur aux gamins et aux femmes quand on se met à hurler comme ça pour rien. Le cognac fut servi rapidement et d'un amical tapotement sur sa main, puis en lui faisait refermer ses doigts sur le verre, je lui ai montré la voie à suivre. Je lui ai dit de le prendre cul sec quand j'ai vu qu'il le sirotait. Quelqu'un qui n'est pas habitué à boire. Ennuyant ceux-là. Trois minutes plus tard, il était déjà plus ouvert à la discussion, il me dit s'appeler Timothée Laporte. Timothée s'excusait pour son comportement, et il tenait à me donner la cause de son malheur. On est dimanche, et faut savoir qu'à midi, chaque dimanche, c'est la messe bien évidement. Enfin pas que le dimanche midi, mais là c'est important. Aujourd'hui le prête a fait son sermon sur le pardon, selon la saint chrétienne Bible, il faut pardonner à tous, comme le Jésus nous a pardonné, pour que le Père là-haut nous pardonne. J'aime pas ces histoires, à la fin on est toujours fautifs et faut toujours s'agenouiller quelque part. Pendant que je fumais ma Gauloise Caporal, Il me raconta que ces paroles avaient trotté dans sa tête, et qu'il s'était rendu compte qu'il ne savait pas s'il devait pardonner les allemands de nous avoir tiré dessus ou s'il devait être pardonné pour en avoir tuer des milliers. J'ai ri face à cette réflexion qui me semblait bien tardive, on était déjà deux ans après la guerre, il n'y a pas une date de péremption pour ce genre de conneries? Moi je les ai eus sur le champ de bataille et maintenant que j'y suis plus... Fini. Il commanda un deuxième cognac, il aimait bien ma solution moins spirituelle face à son mal. Ça se voyait à sa tête qu'il faisait quelque chose qu'il estimait d'inhabituel, même bizarre. Il me disait avoir trente ans pourtant j'avais l'impression de voir en face de moi un jeunot naïf. Tel le candide de Voltaire. Il consomma son deuxième verre et moi une seconde Gauloise.

« Et vous, vous étiez durant cette maudit période Mr. Verrier?

-Appelez-moi donc Jean, je ne cesse d'utiliser votre prénom depuis le début. J'ai été en Lorraine puis la Meuse, puis j'ai été baladé dans les environs pour faire court.

-Oh, vous étiez là pour les débuts... On m'a appelé un peu plus tard, en octobre quatorze. J'ai commencé en bas de l'échelle vous savez, comme simple soldat d'escouade... Puis je l'ai grimpé je ne sais plus vraiment comment, et à la fin je suis arrivé à la tête d'une compagnie, on m'a nommé capitaine, et surtout je suis resté vivant. Je n'ai eu qu'à donner une part de ma joue, c'est peu payé. Puis ensuite on m'a filé un poste de fonctionnaire dans l'administration, je n'ai pas pu dire non.

Entre-deuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant