Il fait nuit, un peu froid. Je frissonne dans l'air humide. C'est sans doutes la proximité du canal le long duquel je marche sans savoir où je vais. Pourtant le météo hivernale n'est pas la seule à m'inciter à rentrer la tête dans les épaules et les mains dans les poches. En réalité, c'est surtout en moi que j'ai froid. J'ai beau fouiller au plus profond de mon être, je n'y détecte plus la moindre étincelle de chaleur. Je suis un surgelé errant. C'est le début d'une aire glaciaire et je connais au moins une espèce qui risque d'en faire les frais.
Qu'est ce que je fais là ? À cette heure ci, je ne suis jamais dehors. Voilà des années que je ne suis pas sortie le soir, surtout sur un coup de tête. D'habitude , je suis chez moi, comme tout ces gens que j'aperçois furtivement par les fenêtres éclairées dans les immeubles. D'habitude, je n'ai pas la tête en vrac à ce point. D'habitude, je ne suis pas seule.
Je fréquente ce quartier depuis longtemps et pourtant ce soir, je n'en reconnais rien. Ce n'est pas le liqueur à changé, c'est moi. Il n'aura fallu qu'une heure, une seule discussion, quelques phrases qui transpercent comme autant de flèches, que pour ma vie bascule et que mon coeur se disloque. Tout n'était pas rose avec Hugues, mais de là à imaginer que ça pouvait déraper si vite pour finir dans le ravin...
Le quai est désert, hormis un couple de jeunes amoureux et un clochard assis sur des cartons. Ils sont sans doutes un messages que la vie m'envoie, un condensé de mon parcours. Ils incarnent le début et la fin. J'ai été comme cette jeune fille éperdue qui se blottit contre l'homme qu'elle aime, et je vais terminer ma vie comme ce pauvre SDF. Ma vie est un gouffre sans fond dans lequel je n'en finis pas de tomber. Sur quelques mètres, j'en aperçois le résumé, de l'amour à l'extrême solitude, au bord d'un monde indifférent qui suis son cours comme le flot canal.
Je passe près du petit couple. Il resserre ses bras autour d'elle en lui murmurant quelques mots à l'oreille. De la vapeur sort de sa bouche. De la chaleur. Cela existe donc encore ailleurs que dans mes souvenirs... Elle se réfugie au creux de son épaule en étouffant un rire. Peut-être se moquent-ils de moi. Ils doivent se demander pourquoi je traîne ainsi, seule, sans même un chien à promener. Si j'étais un homme, ils me prendraient pour un pervers, mais puisque je suis une femme, ils doivent me cataloguer comme une vieille folle en perdition. Ils sont deux et se tiennent l'un à l'autre. Cela leur donne la force de juger l'univers tout entier avec condescendance. Ils sont invincibles puisqu'ils s'aiment. À mon sens, il serait plus juste de dire qu'ils croient encore qu'ils s'aiment. L'amour ne se mesure qu'à la fin. J'ai payé pour l'apprendre. Pour le moment, leur bonheur fleurit sur le mince terreau de l'innocence, mais quand ses petites racines voudront puiser plus profondément, il ne trouvera rien pour se nourrir et crèvera. C'est ce qui vient de m'arriver. Je sais exactement ce qui se passe dans leur tête : ils ont l'arrogance des débutants, la confiance aveugle de ceux qui ne savent pas. Elle est pleine d'espoir, lui plein de désir. Ils l'ignorent encore, mais un monde les sépare déjà. Si seulement j'avais su quand j'avais son âge...
Dois-je la prévenir ? Faut-il l'alerter du grand danger qu'elle court ? Non, ce serait stupide. Qui suis-je pour gâcher le bonheur, même illusoire, qu'elle éprouve ce soir ? Et qui sait, peut-être s'en sortira-t-elle mieux que moi ? Je suis bien une folle en perdition.
Je ne sais pas pourquoi mais tout à coup, l'envie me prend de marcher à la limite du quai, sur les longues pierres taillées qui bordent le canal. D'habitude, ce sont les enfants qui se comportent ainsi, la poitrine offerte au vent et les bras tendus comme des funambules sur un fil imaginaire. Convaincus de vivre une grande aventure, ils se persuadent qu'ils risquent leur vie au-dessus du plus profond précipice du monde. Mes neveux faisaient cela. Je n'ai plus l'âge. Peu importe. Je suis d'ailleurs moi aussi au bord du plus vertigineux des précipices au fond duquel ma vie va s'écraser.
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Humor"J'en ai ras le bol des hommes ! J'en ai plus qu'assez de vos sales coups !C'est à votre tour de souffrir ! Cette fois, vous allez payer. Puisque aucun bonheur ne descendra d'un ciel illusoire, je suis prête à aller chercher le peu qui me revient ju...