— Eh bien, ils l'ont eu, finalement.
Garvin contempla la scène d'un air blasé. Pas son premier cadavre, sûrement pas son dernier, hélas – encore quelques années à tirer avant la retraite –, mais un qu'il n'était pas fâché de voir bientôt enterré. Incinéré, même, si possible. Le corps était étendu de tout son long sur l'empilement de sacs-poubelle, les bras en croix, comme s'il avait été surpris au point de ne pas chercher à offrir une cible réduite à ses assaillants. Qui en avaient fait du hachis. Compter les impacts allait occuper les légistes pendant un bon moment.
— Vous le connaissiez ? demanda, à côté de lui, un bleu au visage verdâtre.
Il acquiesça en silence. Toujours serviable pour ce genre de choses, Crejenski répondit à sa place :
— Ça fait des années qu'il essaie de le coincer. Ce type est plus fuyant qu'une anguille et plus résistant qu'un cafard. Il s'est fait chopper, une fois, dans les années soixante, mais il n'est pas resté à l'ombre très longtemps.
— « Légitime défense », murmura Garvin. Il lui a fallu quoi, trois ans, pour le prouver ? Mais il est sorti.
— Attendez, on parle bien du même ? les coupa le jeune détective – Lopez. Ça fait cinquante ans, quand même, ce mec-là doit pas dépasser trente.
— Il fait pas son âge, expliqua Crejenski.
— Il est pas humain, la télescopa Garvin.
Lopez les dévisagea l'un après l'autre, cherchant visiblement à interpréter les deux réponses simultanées. C'est à ce moment que le cadavre commença à remuer, interrompant la conversation.
— Eh merde, soupira Garvin.
Le regard horrifié du bleu circulait maintenant entre le corps et le visage impassible de son supérieur. Crejenski, sans être parfaitement détendue, s'approcha des poubelles avec circonspection. Elle sembla tendre l'oreille puis attrapa un des sacs noirs et le lança quelques mètres plus loin.
— Bande de blaireaux ! s'exclama-t-elle en direction des uniformes. Vous n'aviez pas vu qu'il y avait quelqu'un dessous ?
Aussitôt, deux d'entre eux, l'air penaud, vinrent la relayer pour dégager la seconde victime. Sous son regard insistant, un troisième les rejoignit rapidement, suivi par Garvin, Lopez, et l'équipe des secours. Le bleu combattait vaillamment une envie de vomir, mais cela ne l'empêcha pas de mettre la main à la pâte. Garvin, lui, se retrancha derrière le privilège de l'âge et se contenta d'observer.
— Nous sommes désolés, cria un ambulancier à l'intention de la personne incarcérée au milieu des ordures. Nous ne vous avions pas vus. Et le corps est trop lourd, on n'a pas réussi à le bouger, on attend un palan.
— Sortez-moi de là et je vous pardonne, répondit une voix d'homme, étonnamment calme compte tenu des circonstances.
— Vous pouvez nous dire qui vous êtes ? enchaîna Crejenski, sans doute pour veiller à ce que son interlocuteur reste conscient.
— Docteur Michael Walters. Je suis le... médecin personnel du pesant individu qui vous complique la vie. C'est un emmerdeur, j'en suis désolé, mais sa présence va m'éviter de finir à la morgue. J'en profite pour signaler que j'ai pris au moins une balle dans le bras, et une autre dans le mollet.
Le bon docteur avait l'air de délirer un peu. Le choc, peut-être. Ça ou une tentative de ne pas se laisser entraîner par la gravité de sa situation.
— Je crois que vous venez de perdre un patient, Doc, répondit Crejenski avec son tact légendaire. Votre ami vous a sauvé la vie, mais ça lui a coûté la sienne.
— J'en serais surpris.
— Je suis désolée, insista la sergente, mais je l'ai constaté moi-même en arrivant sur les lieux. Pas de pouls, il ne respire plus. Je suis désolée, répéta-t-elle.
— Écoutez, répliqua Walters, ce ne sera pas la première fois que quelqu'un fait cette erreur...
Garvin frémit en entendant cette affirmation.
— ... Et je ne suis pas en état d'argumenter. Je tiens juste à ce que vous témoigniez que vous avez été prévenus, et que je me dégage donc de toute responsabilité quant aux conséquences de vos erreurs de diagnostic.
— Si ça peut vous faire plaisir, répondit Crejenski. Mais les secours ont confirmé ce que je vous ai dit. Votre patient est mort.
— Vous avez été prévenus, répéta le médecin sans se démonter.
Le palan et la grue arrivèrent enfin, et on put désincarcérer le survivant sans risquer de l'écraser davantage sous le poids du cadavre. Le Docteur Michael Walters se révéla être un Eurasien d'une cinquantaine d'années, aux cheveux poivre et sel et au regard pétillant, malgré la douleur. Ses homologues lui diagnostiquèrent, en sus des deux balles qu'il avait repérées, plusieurs blessures mineures – projectiles qui l'avaient frôlé, principalement – et quelques côtes cassées par le poids de son protecteur.
— J'ai l'impression qu'il se passe quelque chose de pas net, murmura Lopez à la cantonade.
Encore une fois, Garvin ignora la remarque de son subordonné. L'attitude du bleu avait été exemplaire, il ne pouvait que le reconnaître, mais il n'avait pas envie de se charger des explications. Si Crejenski ne connaissait pas le sujet aussi bien que lui, elle se ferait certainement un plaisir d'éclairer la lanterne de leur jeune collègue.
— Bienvenue dans le Bronx sud ! s'exclama en effet sa partenaire en réponse à Lopez.
— Non, mais sérieusement ! Ce type, dit-il en désignant le camion de la morgue – dans lequel on venait, péniblement, d'entreposer le corps – pesait trois fois trop lourd pour sa taille. Mon frère fait de la muscu, je sais de quoi je parle. C'est pas normal ! Et le toubib qui insiste, « mais non, il est pas mort ». Et surtout vous deux, là, qui avez à moitié l'air de le croire, et qui essayez de me faire croire, à moi, que ce mec a soixante-dix ans !
— Si tu me paies une bière – ou deux –, je te raconterai tout, l'apaisa Crejenski. Ce type se fait appeler Darkside, c'est une légende urbaine, et c'est un peu le Moby Dick de Garvin. Et je crois que c'est un de ces mutants.
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Anecdotes du Darksideverse
Science FictionDes bouts de texte un peu décousus autour du personnage de Johua Darkside. Relus et corrigés pour Wattpad, mais pas tout jeunes et franchement "cheesy" sur les bords...