I. Sous le radiateur

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  Depuis que Jinkyung m'a chassé à coups d'archet, je n'ai plus de meilleur ami. Ce samedi-là, il venait de jouer Petrouchka de Stravinsky avec l'orchestre junior de notre école de musique, et je n'aurais pas dû me trouver dans la salle. La veille, il m'avait dit en tordant la bouche : 

- Ecoute (je me méfie toujours des déclarations qui commencent pas "Ecoute"),

- Ecoute Kook, mes cousins vont faire cent kilomètres pour assister à l'événement, je n'aurai pas le temps de m'occuper de toi.

- Je me ferai tout petit, avais-je dit, ne t'inquiète pas. Je veux juste t'entendre.

Je tâchais ainsi de me montrer rassurant, au mépris des frissons qui me traversaient le corps. Je m'imaginais privé de concert tandis que de jeunes arrogants se pressaient autour de mon ami et lui malaxaient les épaules pour le congratuler. J'étais malade de jalousie par anticipation. Jinkyung s'était emporté, sa voix frisant comme une corde de violoncelle trop tendue : 

- Tu ne tiens jamais compte des autres. Tu sais que j'ai un trac affreux de jouer en public, surtout devant mes cousins, mais tu t'imposes.

- Mais, avais-je protesté, je t'assure que je resterai dans un recoin sombre de la salle.

- Oh, pitié ! Mes parents ne vont jamais supporter ça.

- Ils ne me verront même pas.

- C'est ce que tu as dit avant l'anniversaire de mon petit frère.

- Eh bien ? Je n'ai pas dansé sur la table, que je sache.

- Tu as renversé du coulis de framboise sur la veste beige de ma cousine, et quoi que tu en dises, tout le monde sait que tu l'as fait exprès.

- Pourquoi aurais-je fait ça ? Je la trouve sympathique Aecha. C'était un mensonge de pure courtoisie.

- Elle s'appelle Haneul, pas Aecha. Et on sait que tu l'as fait parce que j'étais plus proche d'elle que toi. Tu ne réagis jamais normalement.

Le samedi, il m'a semblé essentiel de prouver à mon meilleur ami qu'il me sous-estimait. J'allais lui faire la démonstration de ma discrétion. Je me suis assis le plus loin possible de la scène, tapi dans l'ombre. A la fin du concert, j'ai regardé le flot de spectateurs se diriger vers la scène, et j'ai oublié ma résolution. La beauté de la musique m'avait élevé bien au-delà de considérations mesquines telles que la discrétion. J'approchais du troisième rang quand j'ai accroché le regard de Jinkyung. Je me suis contenté de lever le pouce pour lui manifester mon admiration et je m'apprêtais à quitter la salle, je le jure, mais son visage s'est empourpré de colère. Les témoins ne pourront pas prétendre que son comportement était plus normal que le mien, pour reprendre son mot. J'avais juste écouté un concert, et il a cassé un archet sur mes épaules.

Je l'avais cru un peu plus intéressant que les décalcomanies et les morses mais, une fois de plus, je m'étais trompé. Dans mon argot personnel, les décalcomanies désignent les gars de mon âge, et les morses les filles. Dès que je repère une irrégularité sur la morne frise que forment les décalcomanies et les morses je jette mon dévolu sur cette personne.

 Au fil des années, dans le lycée infect où je croupis, j'ai rencontré plusieurs mecs qui n'aimaient pas la même passion que les autres et qui n'avaient jamais eu de copines, ce qui nous faisait déjà deux points communs. Kangdae voulait partir en mission humanitaire, Minjae se vouait à la boxe, moi seul comprenais l'humour décapant de Hyun-Su, Dong-Yul ne jurait que par le Japon, Chin-Hae rêvait de devenir pilote de ligne et Jinkyung jouait du violoncelle. Mais tous ont fini par me dire "Arrête d'appeler chez moi", "Je crois qu'on ferait mieux de prendre un peu de distance" ou "Lâche moi, pot de colle", épouvantés par mon inépuisable besoin d'attention. Aujourd'hui, je crains d'avoir fait le tour des rares gars un peu atypiques, les seuls avec lesquels j'étais susceptible de m'entendre. Et à mon âge, on ne s'amuse pas à faire plusieurs fois le même tour, comme on ne montre plus dans le vieux manège qui s'installe devant la mairie tous les mois d'août, avec un stand de pêche au canard et un marchand de nougat pour seule compagnie. A mon âge, on ne plie pas les jambes en quatre pour s'asseoir dans le petit avion Mickey Mouse bleu pâle qui nous amène au plus près du pompon. Je l'aimais bien, ce petit avion, c'était mon véhicule préféré du manège. Je suis sûre qu'un jour il me manquera, quand j'aurai fait le tour des autres merveilles du monde, mais pour l'instant je le vois deux semaines par an depuis seize ans et je finis par ne plus être sensible à son charme. Nous avons besoin de prendre un peu de distance, lui et moi, pour mieux nous retrouver plus tard. 

Le blues des petites villes || vkookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant