Les décalcomanies se donnent rendez-vous le samedi à deux heures dans la galerie marchande du supermarché ou dans le centre de la ville voisine. Les morses, même jour, même heure, sur le terrain de football. Je ne les y rejoins jamais, et je ne fais pas non plus mes devoirs avec les trois premiers de la classe. Je ne participe pas aux occasionnelles sorties de groupe au cinéma ou au fast-food. Nos chemins ne se croisent jamais pendant le week-end, et mes camarades doivent m'imaginer soigneusement plié dans un placard, du vendredi soir au lundi matin. C'est que j'ai les terrains de football en horreur. Le samedi après-midi, je me propose des promenades, des activités, des thématiques. Quand j'ai un meilleur ami, je les lui propose aussi, mais je n'en ai pas actuellement.
Depuis que nous sommes sortis de table ce midi, mon frère Jaeyong joue de la guitare électrique dans sa chambre, mon père taille les haies du jardin et ma mère corrige des copies dans la salle à manger. Moi, j'ai écrit un poème sur l'absurdité de la vie, puis j'ai ouvert un livre mais je n'ai pas réussi à me concentrer. Maintenant, j'erre dans la maison sans que personne ne fasse attention à moi. Nous sommes seuls chacun de notre côté, et ça me donne le cafard. Je ne vais pourtant pas proposer une belote. Non, vraiment, le cafard est mon lot sur terre. Mais je refuse de céder à la résignation et, plutôt que de rester cloîtré dans ma chambre, je me dis tiens, si on allait sur le terril ? Je dis on pour me donner l'illusion de ne pas être tout à fait seul mais charmé de ma propre compagnie. Pourquoi pas ? me dis-je ensuite. Depuis le temps que nous n'y avons pas mis un pied ...
Un terril est une espèce de colline constituée de résidus miniers, et près de chez nous se trouve le plus grand et le plus haut d'Europe, le point culminant de notre plate région. On peut escalader les cônes de ses cinq sommets, contourner l'ancien bassin de décantation devenu un lac noir investi par les crapauds. Ces sites désolés, post-apocalyptiques, offrent un paysage rêvé à un lecteur de Baudelaire et de Lautréamont. Je glisse d'ailleurs Les Fleurs du mal dans mon sac à dos, avec mon baladeur et mon carnet de poèmes. Je préviens ma mère de mon départ et elle dit "D'accord mon chéri" à ses copies. J'hésite à garder mes chaussures rouge, de peur de les salir dans le schiste charbonneux du terril, mais je ne puis me résoudre à les changer. Si je rencontrais ma future copine en cours de route ou que j'avais un accident, je ne supporterais pas d'être en baskets. Je choisis la route la plus longue pour aller jusqu'à ma destination, passant par des rues où l'on ne croise jamais de piéton. J'écoute au casque une symphonie passionnément désespérée de Beethoven, et ces rues mal aimées m'appartiennent. Voilà, je crois, la nature de ma différence avec les autres : j'accepte d'affronter seul les images les plus triviales du vide, je sais percevoir leur étrange et sombre beauté. Baudelaire aussi croyait à la poésie de la laideur. Tout le monde n'y est pas sensible, et tout le monde n'a pas la force de la regarder en face. Il est tellement plus simple de se réfugier dans la foule chamarrée, dans le parc d'attractions que sont les rues commerçantes. Mais moi, je marche le long de la voix ferrée, je franchis le pont qui surplombe l'autoroute, je traverse un champs, et j'escalade le plus haut terril d'Europe. Sur les terrils poussent des plantes endémiques. Elles n'ont pas choisi de naître ici et vivent isolées, sans pareilles dans le règne végétal. De loin, on les distingue à peine sur le fond noir de leur habitat, et rares sont ceux qui les approchent d'assez près pour découvrir le dessin de leurs baies non comestibles. Moi, je les caresse au passage, ces branches, ces fleurs et ces baies, de la paume ouverte et inoffensive de ma main, tandis que je gravis la pente abrupte au flanc du premier cône.
J'éteins la musique dans l'espoir d'entendre le cri du vent dans les galeries souterraines. Peut-être le vent trouve-t-il encore des interstices par lesquels s'engouffrer dans le sol pour tirer de longs râles aux mines abandonnées. Ce serait comme entendre gargouiller le ventre de la terre. Je tends l'oreille. Parvenu au bord du bassin de décantation, je découvre avec joie que le schiste n'a pas fini d'absorber la pluie de la semaine dernière, de sorte qu'un lac noir s'étend devant moi, opaque. Je frémis d'une peur profonde et délicieuse. Des pneus de camion jonchent le sol, et je me demande d'où ils viennent, qui a bien pu acheminer jusqu'ici ces lourdes dépouilles, et pourquoi. J'avance prudemment dans les herbes hautes et jaunes qui entourent le bassin, testant la solidité de la terre sous mes semelles. Parvenu à la moitié du plateau inondé, je tourne sur moi-même pour m'offrir une vision panoramique de ce décor irréel, lavis qui se referme sur moi, dévore le ciel et se substitue à l'horizon. Je n'aperçois même plus le champ en contrebas, ni la route qui le longe une centaine de mètres plus loin.
VOUS LISEZ
Le blues des petites villes || vkook
Fiksi PenggemarCe matin-là dans la cour du lycée, Jungkook s'apprête à faire quelque chose de dangereux, d'irreparable peut être. De ces choses que l'on fait quand on perd la tête et que l'on veut à tout prix échapper à soi-même. Jungkook est un jeune homme qui n...