LETTRE 5 (J+28)

5 0 0
                                    

Très chère Niki,

Les jours s'enchaînent avec une lenteur stupéfiante, et une rapidité décoiffante. Parce que tu n'es plus là pour ponctuer mes journées de rires et de joie.

Nous savions tous les deux qu'un jour, cela arriverait, que l'amour n'était pas indestructible, qu'un jour il s'évaporerait dans une nuée ardente de détresse, l'un d'entre nous souffrirait peut-être plus que l'autre, mais si l'histoire est finie, c'est qu'elle en a assez des péripéties. Oui, tu nous as séparés de la pire manière : notre amour ne s'est pas évaporés, il a implosé. Dans les faits, je ne suis pas sûr d'avoir su que je t'aimais avant de t'avoir perdue.

Et maintenant j'ai des remords.

Parce que j'ai laissé des élèves stupides te maltraiter, parce que j'étais incapble de savoir ce que je ressentais réellement pour toi. Je doutais. Comme toujours.

J'ai laissé un garçon aussi perdu que moi te dire des horreurs, répétées en echos par les autres. Et je suis aujourd'hui fermement persuadé que les échos étaient pires que les propos d'Andrew.

Pourquoi aujourd'hui ?

Oh Nini... Si tu avais vu ce que j'ai vu, tu te serais révoltée, parce que ce qu'il s'est passé aujourd'hui au lycée est l'illustration même du cercle vicieux dans lequel tu t'es -nous nous sommes tous- perdue. Parce que le harceleurs est devenu le harcelé.

Je crois savoir qu'il mérite une punition, c'est certain, mais à voir son visage, ne l'a-t-il pas déjà reçue ?

Nous avons droit à des ateliers de sensibilisation tous les jours, et tous les jours nous pensons encore à toi, à la manière avec laquelle tu t'es envolée, loin des moqueries, loin de la violence de nos congénaires... Tout cela est si violent, mais il n'y avait pas que ça... Suis-je le seul à le savoir ? Les moqueries ne sont que la partie émergée de l'iceberg.

En écrivant ces quelque mots, je pense aux derniers que tu m'as dits. Ils me terrifient, tu sais, ces maudits mots, qui me hantent, chaque instant encore. Je n'ai pas su les décrypter.

"Tu es génial Sandy, tu es différent...

-Non je suis comme les autres." t'avais-je répondu, et je sais aujourd'hui que cette affirmation est plus vraie que jamais. Je suis comme les autres puisque je n'ai pas su te sauver. Pardonne moi .

"Non, je suis sincère, tu es une personne différente... Ta discrètion... Tu ne l'utilises pas pour faire du mal aux filles dans un coin de couloir, quand tout le monde a le dos tourné."

J'avais marqué une pause pour observer ton visage légèrement creusé, oui tu avais beaucoup minci ces derniers jours, au nom de quel régime ?

Et je n'ai pas compris ce que tu voulais me dire .

Etait-ce un appel au secours ?

Je crois.

Et je suis désolé de ne pas l'avoir perçu ainsi...

"C'est encore cet Andrew ? Il t'a fait du mal... Physiquement ?

-Non c'est pas lui... Enfin ... Laisse tomber ... Je ... Je dois y aller. Je t'aime. Et je t'aimerai toujours."

Je t'avais regardé partir, silencieux. Notre banc avait soudain semblé bien vide. Je ne t'ai pas retenue. Et si c'était moi le plus coupable dans l'histoire ?

Pourquoi n'ai-je pas prévenu les policiers de ce que je sais ? Pourquoi je ne leur ai pas dit tes derniers mots ? Peut-être encore la peur, encore et toujours la peur, la peur, la peur, la peur. La peur de vivre ce à quoi tu n'as pas survécu. Tu en doutais ? Eh bien ça a toujours été cela. Nous n'y pouvons rien, à la première occasion nous pouvons tous nous retrouver à ta place, et c'est pour ça, je crois, que tout le monde faisait semblant de ne rien voir.

Aujourd'hui, le bourreau est devenu victime.

Andrew a passé les portes du lycée, un sourire factice accroché aux lèvres comme toujours, et il s'est approché de ses amis.

Il avait à peine ouvert la bouche que l'un d'entre eux l'a insulté, il avait à peine ouvert la bouche que plusieurs élèves les entouraient déjà, avides de cette curiosité malsaine qui avait déjà causé bien des douleurs.

C'était certainement le règlement le compte le plus agressif auquel j'ai jamais assisté.

Je ne donnerai pas de détails sur une violence qui tourne encore en rond dans mon esprit, parce que je n'ai pas réussi à déterminer si la satisfaction que j'ai eu à assister à cette scène fait de moi une personne aussi monstrueuse que les autres. Non, une personne comme les autres ?

En prenant du recul, je me rend compte de la gravité des faits, de leur conséquences, aussi bien physiques que mentales chez un adolescent déjà envahi par le remord.

Les conséquences, les voilà: Il est rentré chez lui après un tête à tête avec le proviseur, qui a décrété qu'une exclusion temporaire lui serait peut-être profitable.

Il n'a pas prévenu ses parents de son retour, il s'est installé sur le canapé, il a tourné en rond plusieurs minutes dans sa maison et il a regardé par la fenêtre, le printemps qui apparaissait, cyniquement, au milieu de la période la plus sombre de sa vie.

Certainement, il a pleuré, il s'est demandé pourquoi il t'avait fait ça, pourquoi il était foncièrement mauvais. Il a sûrement eu l'impression d'avoir tout perdu, sa popularité, son innocence, ses amis, son honneur... Sa dignité ? Etait-ce suffisant ?

Peut-être puisqu'il a saisi un couteau de cuisine, il s'est ouvert les veines, les mains tremblantes, je suppose, il a regardé le sang couler, comme le ruisseau emportant avec lui tous ses problèmes. En quelques minutes il s'est retrouvé étendu sur le sol immaculé, le regard dans le vide, des larmes fraiches roulant encore sur ses joues pâles.

Et ses parents sont rentrés trop tard, prévenus par le proviseur.

Un peu comme les tiens quand ils t'ont trouvée inerte dans ton lit .

Je crois qu'il y a eu des cris.

Une nouvelle enquète a été ouverte.

Pour que ce soit vraiment fini, cette fois.

Oui, ils s'y sont pris trop tard, pour toi, et pour Andrew maintenant.

Je t'aimais, et lui je ne l'ai jamais supporté.

Pourtant les deux drames se ressemblent tellement que c'en est terrifiant... Je crois qu'ils vont en parler au journal télévisé.Ils sont très forts pour ça , mais vont-ils enfin nous aider, vraiment ?

On se fait du mal, constamment, on se flagelle, on se torture, on se bat, on lutte, tous et chacun pour maintenir la tête hors de l'eau . Constamment. Il parait que l'adolescence est une période ingrate.

Moi ? Je crois que je vais bien. C'est étrange. Peut-être suis-je en état de choc ? Je suis imperméable à tout ça. Oui, vous avez souffert. Et j'ai été assommé si violemment quand j'ai appris que tu étais partie, que je tarde à me réveiller. J'ai envie de pleurer, de hurler, de partir. Loin. Je n'ai pas la force de faire quoique ce soit.

C'est le vide absolu.

Je n'ai jamais pensé que la mort me frôlerait de si près.

Ton existence manque à la mienne.

SANDY.

très chère NikiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant