Des affaires juteuses

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Le monde est plein d'affaires juteuses qui ne demandent qu'à être conclues. C'est que disait souvent Kim. Et il ne faillit pas à sa tradition. Nous avions à peine revu le premier couplet « j'démarre au quart de tour, j'me fais des cookies au four » qu'il enchaîna sur son antienne favorite.

« TikTok n'a qu'un an, tu te rends compte ? Et déjà un milliard d'utilisateurs ». Lui qui savait se concentrer des heures de rang, ne manifestant pas la moindre émotion, devenait volubile quand il abordait ses sujets de prédilection. Il avait l'air exalté. Une flamme de folie dansait dans ses yeux.

« On peut y arriver Mélia, on peut devenir les nouvelles stars ! Tout n'est qu'affaire de timing. » reprit-il. Sa théorie était qu'il suffisait, pour percer, de saisir l'esprit du moment, le zeitgeist et de se positionner sur une plateforme novatrice. Et de prendre pour exemple, les stars de YouTube, les leaders du Twitch Game, les égéries d'Instagram. Sa théorie était celle des 10-10-10. Être présent pendant les dix premiers jours d'existence du réseau, publier dix fois par jour et attendre dix ans pour parvenir au sommet. Je soupçonnais qu'il n'avait choisi cette appellation que pour l'effet mnémotechnique, mais il y avait sans doute du vrai.

Cette conception venait également peut-être du sentiment de son propre échec : à 25 ans, il était arrivé trop tard pour se positionner sur YouTube, il avait inexplicablement manqué le coche d'Instagram et sa connexion internet intermittente lui fermait les portes de Twitch – en tous cas, c'était là l'excuse qu'il invoquait. Il voyait donc dans TikTok sa dernière chance et la poursuivait avec le zèle de l'athlète qui joue sa qualification aux jeux olympiques à un dixième de seconde près.

Sa parenthèse refermée, nous en revinrent aux paroles. Le concept était le suivant : une vidéo où l'on voyait Kim démarrer divers véhicules, allant crescendo du tricycle à la pelleteuse de chantier, en passant bien sûr par la Bugatti emblématique qu'il affectionnait. Il répétait « j'démarre au quart de tour » de manière lancinante, d'une voix toujours plus agressive, provocatrice, les traits figés en une grimace guerrière. Et la chute, « j'me fais des cookies au four » alors qu'on le voyait en uniforme de chef, toque et tablier, spatule à la main, en train de sortir une fournée du cookies fumants.

J'avais soumis à Kim un storyboard sur la base de ces paroles. Mais le ton lui paraissait trop artificiel. Il craignait que la débauche de moyens que requerrait l'opération ne soit que peu appréciée. Et puis, cela ne mettait pas en avant sa maîtrise de la danse, qui restait son principal atout. Je savais qu'il avait pratiqué la danse comme professionnel il y avait de cela quelques temps, sans doute très jeune, car il n'était certes plus un jeune homme, mais un homme encore jeune.

Toutes ses objections étaient raisonnables, mais elles me déprimaient. Je me demandais ce que je pouvais faire de plus. Je n'avais plus d'idées. J'en dit autant à Kim, qui me regarda d'un air embarrassé. Il semblait lui aussi déçu et frustré.

« Tu as raison, Mélia, j'essaie avec trop d'ardeur. De nos jours, tout est à la spontanéité. Je viens d'un monde différent. Des répétitions des grands labels, des milliers d'heures à travailler chaque mouvement, des vocalises millimétrées. Je viens d'une terre aride, irriguée artificiellement. Je ne peux être transplanté dans cette jungle luxuriante de spontanéité. »

C'était la première fois qu'il s'exprimait sur son passé aussi nettement. Je savais, de part ses allusions, qu'il avait dû faire partie d'un groupe de Kpop, happé dès son plus jeune âge par les rouages impitoyables du Hallyu, ainsi qu'on appelait la machine parfaitement rôdée de l'entertainment coréen.

Je m'attendais à ce qu'il continue à s'épancher, mais il s'arrêta là. Effectivement, il y avait quelque chose d'aride dans sa personnalité. Ces quelques gouttes qui avaient dévalées la paroi minérale de sa face publique étaient déjà un torrent.

Je me sentais aussi abandonnée. J'avais rejoint Kim par hasard et par désœuvrement. J'avais répondu à une petite annonce postée sur un Discord que je fréquentais « artiste raté cherche inspiration ». J'avais apprécié l'honnêteté – sans savoir qu'elle serait une denrée si rare par la suite. Je n'avais surtout rien à faire. J'entamais ma seconde année de doctorat en littérature orientale, mais je patinais. Un matin sur deux, je me levais avec la ferme conviction d'abandonner et de me mettre à un vrai métier. Et le reste du temps, j'écrivais avec frénésie des dizaines de pages d'analyses littéraires, que je relisais d'un œil blasé le soir même et que je finissais par effacer.

N'allez pas croire que c'est parce que j'ai choisi un secteur qui n'est connu de quelques milliers d'étudiants de part le monde que je ne veux pas percer. Kim, avec sa détermination, son passé mystérieux de rescapé des camps de l'entertainment coréen, m'était apparu comme une bouée de sauvetage. Si je m'arrimais à lui, alors peut-être pourrais-je surnager. Mais il semblait qu'il soit aussi voué que moi à l'échec et à l'obscurité. Ce monde nous rejetait, malgré tous nos efforts pour y pénétrer. Une membrane invisible nous repoussait, comme celle d'un ovocyte. Un videur patibulaire nous disait sans ambigüité : ça ne va pas être possible.

Alors, il faudrait en prendre son parti comme les blackboulés des soirées ! Quitte à être laissé sur le carreau, autant prendre nos cliques, nos claques et nos bouteilles et partir arpenter les quais ; nouer des amitiés éphémères avec des teuffeurs en descente de D ; des vendeurs à la sauvette, qui, pour vingt-euros pièce, fournissaient tout, dix-balles, roses et cigarettes ; des losers professionnels, qui écoutaient du rap aux accents plaintifs aussi fort que leur permettait leur chaîne hi-fi Bluetooth.

Je contactais quelques amis et je dis à Kim que, quitte à déprimer, j'aimerais autant le faire dehors et, de préférence, avec une bonne bouteille. Et là, pour la première fois depuis notre première rencontre, un sourire fend son visage ; carnassier ou rigolard, un peu des deux, comme les crânes décharnés. Il me dit :

« Mais, j'ai mieux. Allons au club. »

Dark Blue RiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant