Le Club

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Kim a donc appelé une voiture et je l'ai accompagné. Je ne savais pas où nous allions exactement. Kim ne m'avait jamais parlé d'un club jusqu'à aujourd'hui. Il me donna simplement l'adresse et me dit d'y donner rendez-vous à mes amis. « Nous y serons dans vingt minutes » me dit-il, comme si cela coupait court à la discussion.


Il faut dire que je ne connaissais pas Kim intimement. Quand j'y repensais, ça ne faisait guère qu'une demi-douzaine de fois que je rencontrais en personne. Je lui fournissais des concepts de vidéo et j'empochais ma récompense, une petite enveloppe remplie de billets. Nous n'avions pas beaucoup de temps pour bavarder. Jusqu'à ce soir, apparemment.


Le chauffeur se révéla peu loquace. Il s'en tint à quelques formules de politesse et, sans s'enquérir de nos goûts, mit péremptoirement la radio sur une chaîne de jazz. Je reconnus la mélodie chancelante de Straight No Chaser. Elle m'accueillit comme une confortable chaise de guingois, présente dans la famille depuis des générations, qui nous est d'autant plus chère qu'elle est branlante. Et, comme un rocking chair, elle avait beau osciller, elle revenait toujours à l'équilibre, au même motif musical.


C'est donc au son des accords facétieux de Thelonious Monk que nous quittâmes les rues étroites de la Cité où résidait Kim pour nous engager sur les bords de Seine. Le jazzman avait coutume de dire « Ain't no wrong notes on the piano ». Et, enveloppés par la musique, les quais de Seine étaient eux aussi sans fausse notes – même les jeunes hommes torses-nus qu'on voyait se jeter dans l'eau putride y trouvaient leur place. Leur témérité avait la persévérance d'un ostinato.


Puis, je reconnus la silhouette trapue du Grand Palais, qui, déserté, ressemblait un peu à un grand hangar de zone commerciale périurbaine. Nous continuâmes encore un moment avant de nous engager dans une allée que barrait une grande grille noire hérissée de flèches d'or, moirées par l'éclat de la lune.


« On descend ici » fit Kim au chauffeur. Kim ouvrit la portière et une vague de froid s'engouffra. En ce début d'été, les températures tombaient aussi vite que la nuit. Pensant rentrer chez moi pour dîner, je ne m'étais munie que d'un simple T-shirt. Je grelottais. Kim, lui, emmitouflé dans son pardessus, ne devait pas ressentir le moindre inconfort. Quel veinard !


Alors que je le fixais avec envie, il fit le tour du véhicule et vint obligeamment m'ouvrir. Il dut alors prendre conscience de la chair de poule qui hérissait mes bras nus, car, sans un mot, il se défit de son manteau et m'en revêtit les épaules. Ses mains n'effleurèrent ma peau qu'à travers deux solides épaisseurs de tissu, et le tout ne dura qu'un instant, mais je ne pus réprimer un tressaillement. Seulement de surprise, bien entendu.


Kim me fit signe de le suivre et m'engageais à sa suite. Sa prévenance avait deux effets positifs : d'abord, je ne claquais plus des dents. Ensuite, je pouvais observer à loisir les muscles qui pointaient sous le T-shirt, peut-être durcis par le froid, qui roulaient à chaque pas, comme une mécanique bien huilée.


Nous franchîmes l'imposante grille de ce que je reconnus comme le parc Monceau et ce fut comme passer dans un autre monde. Je quittais le cahotement de la nuit parisienne pour me retrouver au milieu d'une vénérable allée feuillue, presqu'à l'excès, capitonnée de platanes. Et, là entre les jours qui dentelaient la feuillée, perçaient les délicates façades d'hôtels particuliers. Kim en avisa un et obliqua. Alors qu'il s'avançait sur le seuil, vraisemblablement pour s'annoncer, je pris un moment pour en détailler la façade. Après tout, avant de se jeter dans la gueule du loup, autant en regarder les dents.


La pierre était embossée d'un stuc léger, comme des noix de crème sur un gâteau. Une sucrerie raffinée, un rien de potemkinish comme on disait à Vienne.


Mais quelque chose déparait, quelque chose qui n'avait rien de léger. Des lettres de néons encadraient le porche. Elles fendaient cette aimable nuit bleutée d'un éclat blanc vif, insupportable.


Elles disaient, d'un côté de la porte : « Drenched in tears » et de l'autre « Soaked in sweat ».

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 26, 2020 ⏰

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