Le meilleur Kebab de Paris

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Une mauvaise nouvelle c'est une chose. Une catastrophe, passe encore. Mais je peux vous dire qu'il n'y a rien de pire qu'une catastrophe alors qu'on s'apprête à déguster un des meilleurs kebabs de Paris. C'est une tragédie.

« Et avec ça, chef, je te mets quelque chose, une sauce blanche ? » m'a fait le vieux Karim d'une voix aussi grasse que ses frites. Il sait très bien ce que je prends habituellement, mais il prend un plaisir sadique à oublier. Un sourire mauvais tord son visage pendant qu'il abat son couteau sur le cône fumant de viande en train de tourner sur la broche. Un jour, on découvrira que c'est ainsi qu'il se débarrassait de ses victimes, vous allez voir.

Je m'apprêtais donc à répondre « une sauce samouraï », quand j'ai reçu un message de mon patron. Il disait « c'est nul, il va falloir tout refaire ». Enfin, il ne disait pas exactement ça. En fait, Kim (mais je n'oserais jamais l'appeler par son prénom) est poli en toutes circonstances, d'une urbanité sourcilleuse, comme on en fait plus depuis le XIXème siècle. Il avait sûrement écrit quelque chose de bien plus circonstancié, où il s'excusait de me déranger un samedi et toute sortes de choses, mais qu'il aurait aimé revoir avec moi quelques détails.

En d'autres termes, c'était nul.

Je me suis excusée auprès de mes amies. Le patron veut me voir, je leur ai dit. Comme elles ne connaissent Kim que par mes descriptions, elles s'imaginent qu'il est un démon sorti tout droit des enfers, un pervers éructant ses ordres tout tirant rageusement sur son cigare cubain.

Elles n'auraient pas du tout imaginé qu'il était ce jeune homme athlétique qui m'accueille sur le pas de son appartement. La lumière tamisée du néon en fin de vie qui grésille dans le couloir fait jouer un clair-obscur sur son visage anguleux, comme un cristal d'une beauté minérale et tranchante.

Il est vêtu d'un simple sweat-shirt gris fer, sobre mais d'une confection qu'on devine raffinée, et d'un slim un ton plus foncé. Avec la capuche, on dirait presque une robe de bure. La fameuse robe de chambre de Balzac : mi-moine, mi-dilettante.

Je suis essoufflée, j'ai à peine le temps de bredouiller une excuse, mais c'est lui qui renchérit en s'effaçant courtoisement pour me céder le passage. Après avoir fait assaut de politesse, je finis par entrer.

L'appartement est petit et, comme toujours, un remugle me saisit quand je passe le seuil. Malgré la propreté des lieux, on ne peut se débarrasser de l'odeur de moisi qui imprègne les murs. Le lot des appartements parisiens. Je suis Kim dans le minuscule couloir de l'entrée jusqu'au salon.

Je dois dire que, même contraint de vivre dans un studio, Kim a le sens du style. A la fenêtre, d'épais rideaux pourpres moirés à la lumière capiteuse d'un chandelier de cristal. Au sol, un tapis persan vert amande où poussait un lit de fleurs blanches stylisées. Dans l'angle, un paravent d'or où deux armées se livrent bataillent, qui dissimule pudiquement aux regards ce que je soupçonne être son lit. Et, au centre de ce capharnaüm d'antiquaire, sa table de travail, d'un bois sombre, presque noir, où s'empilent les feuillets et les partitions.

Il fait un ménage rapide, tente de me ménager suffisamment d'espace, puis m'invite à m'asseoir à ses côtés. Il attend que j'aie pris place avant de me regarder dans les yeux. Je croise un instant son regard sombre et je n'y lis rien, à part l'intensité qui fixe ses pupilles. Je détourne rapidement le regard. Il me dit d'une voix très douce, que dément la tension qui le fait se tenir droit comme un piquet :

« Mélia, j'aimerais revoir les paroles ».

Dark Blue RiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant