Cinq heures trente. Je reconnais la voix du pêcheur dans le téléphone. J’avais tort de ne pas lui faire confiance. Fôn dort dans sa belle robe bleue, la tête enfouie dans son oreiller. Une jeune fée morte. Vingt minutes plus tard, un pick-up Isuzu fatigué au bas de caisse rouillé s’arrête en bas de l’immeuble. Nous roulons vers le Nord jusqu’à un petit embarcadère. Dans le port, le silence de la nuit et rien que le léger bercement des bateaux le long du ponton de bois. L’insensible clapot de l’eau remue à peine, juste ponctué par le bruit d’amarre se raidit ou celui de la coque d’une barque qui racle le bois du ponton.
Pieds nus, Pricha démarre à la manivelle le moteur d’un long-tail boat équipé pour la pêche. Il manœuvre avec lenteur, relevant parfois l’arbre hors de l’eau pour se mettre face à la mer. Puis, il accélère, arrime la barre à une corde qui fait office de pilotage automatique de fortune. Nous glissons dans la nuit. Le temps est calme, l’air frais. Vers l’Est une vague lueur commence à colorer le ciel. Au large, l’obscurité domine encore. Nous doublons un cap. Une chaîne de collines se découpe sur le rose du matin, une teinte tendre et pure, qui déteint vers le bleu profond quand le ciel s’avance vers l’océan. Près d’une bouée, il arrête le moteur pour relever des filets. Au milieu de cette grande étendue silencieuse, je ressens un sentiment de liberté et de sérénité. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens calme, une quiétude douce et chaude, enveloppée par cette aube magique. J’ai quitté Paris depuis mille ans Goutte a-t-il ressenti la même urgence, la même nécessité ?
Pricha sort une grande bière Leo d’une glacière, il la décapsule contre le rebord métallique avant de me la tendre avec un sourire complice. L’amertume glacée coule dans ma gorge. Il y a longtemps qu’une bière n’a pas eu une telle saveur. Une lente ivresse pénètre mes pores. Un repos que rien ne vient troubler. Je suis libre comme je crois ne l’avoir jamais été depuis mon enfance. L’aube éclaircit le ciel. Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Les seuls bruits qui me parviennent sont ceux des vagues qui heurtent la coque et le clapotement des filets qu’il manipule dans la mer. Il m’explique que l’endroit est poissonneux, qu’il vend ses prises aux meilleurs restaurants, ceux qui ne servent pas du poisson d’élevage. Il ramène un premier filet avec quelques poissons accrochés, les détache et les dépose avec respect, dans une glacière. Habitué aux poissons sous forme de filets, je suis incapable d’identifier les espèces à l’exception de deux dorades. Je vis dans un monde parallèle complètement artificiel. Je connais en détail les clauses d’exclusion des polices d’assurance mais je suis incapable de reconnaître un manguier d’un jacquier. L’homme moderne est une sorte d’homme diminué, unidimensionnel. Si le monde dit civilisé s’écroulait, je serais réduit à mourir de faim en quelques jours. Créature aussi futile qu’inutile : un Inuit lâché dans une salle de trading.
Je réalise que cet homme qui démêle ses filets avec patience est un Prince. Quelle belle idée de l’avoir accompagné. Vers l’Est, le soleil apparaît au dessus de la côte. Une lumière blanche fait vibrer l’air marin et la fraîcheur de la nuit laisse place à une douce chaleur. Un jour rasant et pâle éclaire l’écume des vagues. L’éclat métallique de l’eau se transforme en une teinte plus bleue. Un ciel pur, sans nuage. Une belle journée s’annonce. Au dessus des plages, les villas sont enfouies dans la verdure, masses plus blanches comme des vigies face à la mer. Goutte dort-il dans l’une d’entre elles ?
Tout à coup autour de nous, sur l’eau aussi nette qu’une plaque d’acier, glissent de place en place, rapides, effacés aussitôt qu’apparus, des frissons imperceptibles. Un murmure qui annonce qu’une brise se lève et fait mousser l’eau. Un vent léger qui apporte de la côte les senteurs de végétation et de terre, là où les villes dorment encore. Dans une heure, la circulation enflera progressivement. Je ferme les yeux sous la lumière pâle savourant le repos profond de la mer.
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Soleils noirs et nuits blanches
Misterio / SuspensoLa Défense, Paris. Peu de temps avant Noël 2004, un employé de banque vire dix millions d’euros en Thaïlande et disparaît dans les quartiers chauds de Bangkok. Sur ses traces, la traque est lancée entre Bangkok et Phuket dans l'ambiance interlope de...