La vie est un vrai guêpier

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Que suis-je ? Où suis-je ? Pourquoi suis-je ?

J'ignore tout de tout. Je ne peux que ressentir certaines choses. Quelles sont-elles, ces choses ?

Tout d'abord, je ressens cette inexplicable nécessité d'être rassasiée. Me nourrir, c'est ce dont j'ai besoin. Alors je mange. En effet, ce que je suis, semble avoir été déposé sur de la nourriture. Au contact de cette matière, je devine aussitôt qu'elle m'est destinée. A l'aide de l'orifice adéquat, je dévore à mon rythme ce qui me permettra de me renforcer. Je découvre ainsi que mon but est d'acquérir le plus d'énergie possible.

Au loin, des vibrations semblent me parvenir. Je ne suis pas seule. Quelque chose a été déposé là où je me situe, non loin derrière moi. Je sais ce que c'est. Il s'agit de cette nourriture dont j'ai besoin. C'est pour moi qu'elle a été placée à cet endroit. Je dois donc certainement être capable d'atteindre ce qui attise plus que jamais mon appétit. Alors j'essaie. Et je découvre alors que je peux me mouvoir toute entière. Lors de cette action, je ressens la mollesse de mon propre corps qui se frotte contre les parois exigües de l'espace où je me trouve. Une fois mon objectif atteint, je peux alors me laisser aller à mon désir premier : me nourrir.

Un rythme s'installe. Les mêmes actions s'enchainent. Et je me sens bien. Je me sens de mieux en mieux. Je sens que j'évolue. L'espace étroit qui m'entoure se réduit considérablement. Il m'est devenu impossible de me mouvoir assez pour me retourner. Mais cela ne m'inquiète pas. La position dans laquelle je me trouve me permet parfaitement de recueillir les denrées que continue de m'apporter les vibrations.

Je distingue enfin quelque chose. Une lueur m'aveugle soudain. Puis, ma vision semble se régler au fur et à mesure. Au moment même où je semble véritablement voir quelque chose, la vibration nourricière s'approche à nouveau. Une tête s'incruste dans le trou dans lequel mon corps semble prisonnier. Cette tête de couleur noire et jaune dépose la nourriture tout près de ma bouche. Pour la première fois, je vois ce qui me permet de me développer. Mais affamée, je ne m'y attarde pas plus longtemps.

Je ne suis pas comme la chose qui me nourrit. Mais j'ai cette intime conviction qu'un jour, je serai comme cet être. Et pour ce faire, il faut attendre que mon développement arrive à son terme. Je ressens en moi cette hâte d'être ce que je ne suis pas encore. Mais j'y suis presque. J'ai encore changé, je le sens. J'ignore si cela est lié, mais une dose anormale de nourriture a été déposée. Et au fur et à mesure que je mange, la lumière ainsi obstruée ne revient toujours pas, contrairement à cette obscurité dans laquelle je suis née, qui quant à elle, est plus présente que jamais. En me mouvant tant bien que mal, je comprends que l'on a bloqué l'accès de mon espace.

Lorsqu'enfin je termine toutes mes précieuses denrées, sources d'énergie, je ne me sens bizarrement pas inquiète. Je sais que c'est normal et qu'il ne s'agit que de la suite logique de mon développement. Je suis une larve, c'est ce que je suis. Et je vais bientôt devenir comme ma nourricière. J'ignore comment, mais je sais que...

oOo

Figée. C'est ce que j'ai été durant un laps de temps indéterminé. Je n'ai rien absorbé depuis mon dernier repas. Et je commence à avoir faim. Que s'est-il passé ? Suis-je différente ? Je crois que oui. Je me sens même très différente. Avant je n'étais qu'un tout. Désormais, j'ai l'impression d'être composée de ces mêmes pattes qu'arborait ma nourricière. Je ne sens plus la mollesse qu'avait mon corps à ses débuts. Je me suis endurcie. J'ai grandi. Je me sens même plus fine.

Suis-je moi aussi capable de produire ces vibrations ? Je suis sûre que oui. Mais comment faire ? J'essaie de me concentrer sur la chose et je... La vibration tant attendue s'est produite. C'est ce que j'ai sur mon dos qui l'a provoquée. Ma nourricière semblait pouvoir voler grâce à cela... grâce à des ailes. Ce sont des ailes que j'ai. Et moi aussi je peux voler désormais. Mais pour cela il faut que je sorte d'ici. Il faut que...

Soudain, une chaleur insupportable arrive jusqu'à moi et disparaît presque aussitôt. Qu'était-ce ? Je l'ignore mais ce n'était pas normal. Brusquement, je me sens tomber. Pourtant mon corps même n'a pas bougé. C'est ce dans quoi je suis depuis toujours qui a basculé. Toujours coincée dans ce qui a été mon nid, je sens que l'on transporte ce dernier. Est-ce le moment pour moi de sortir ? Que se passera-t-il si je sors ? Que se passera-t-il si je ne sors pas ?

Instinctivement, j'essaie alors de rompre ce qui m'avait séparée de la lumière quelque temps plus tôt. Je n'y arrive pas encore. Est-il encore trop tôt ? Ne suis-je pas prête ? Je réessaie, faisant vibrer mes ailes, mais rien n'y fait, je reste bloquée. Me voilà épuisée après tant d'effort. Je dois garder le peu d'énergie qu'il me reste.

Secouée. C'est ce que je suis. Je sens mon corps butter contre les parois de la partie du nid dans laquelle je me trouve. Et ce corps semble réagir. Alors qu'un mouvement plus brusque que les autres se fait, je sens quelque chose sortir de moi, à l'arrière de moi. Au fur et à mesure que l'on bouge mon nid, je commence à comprendre. On est en train de détruire le nid. Il faut que je sorte d'ici.

Enflammée par cette résolution vitale, je décide alors de foncer droit devant moi. Ce qui me rendait prisonnière se rompt sous cette soudaine impulsion et je peux enfin délivrer ces ailes qui se mettent à vibrer. Ca y est. Je vole. Me voilà libre. Passablement aveuglée, j'essaie de régler ma vision. Lorsque j'y arrive enfin, je vois ce nid, composé de dizaines d'alvéoles, dans lequel j'étais née. Ce qui avait été ma maison pour un temps se trouve désormais dans les mains d'un être que je n'avais encore jamais vu auparavant. Mais qu'avais-je vu de la vie jusqu'à maintenant ?

En tout cas ce que je vois actuellement c'est une main qui se dirige droit sur moi. En essayant de l'éviter, je me rends compte que l'être qui détient mon nid n'est pas seul. Cette fois-ci c'est moi qui fonce vers le plus petit d'entre eux. Celui-ci était en train de jouer avec l'une des larves du nid. J'avais moi-même été une larve. A cause de lui, cette larve ne pourra pas devenir ce que je suis devenue. Pris de frayeur, le petit être se met à courir. Une nouvelle fois, une main se met sur mon chemin et me fait changer de direction. Je vois alors que d'autres êtres sont en train de manger mes amies les larves. Mais ces dernières semblent être déjà mortes, grillées. Sans réfléchir, je fonce vers l'un d'entre eux et lui enfonce dans la peau, à plusieurs reprises, le dard que j'ai à l'arrière de mon corps. L'être se redresse soudain et tente de m'attaquer. C'est sur cette dernière image que je m'évade et que je m'envole loin, loin de ces êtres mangeurs de larves grillées.

Je suis épuisée à cause de tous ces efforts. Il faut que je me nourrisse. Cette fois-ci je dois le faire par moi-même. Et je me rends compte que cela n'est pas si difficile. Il suffit en effet de me laisser guider par les choses qui m'attirent. A l'instant, ce qui m'attire est un fruit écrasé sur le sol qui a dû tomber de son arbre. Je satisfais alors mon appétit avant de reprendre à nouveau ma route. Où vais-je aller désormais ? Je l'ignore. Mais je sais ce que je dois faire. A mon tour je dois nourrir mes propres larves. A mon tour il faut que je construise un nid. A mon tour, il faut que je... Qu'est-ce que...?

Je sens brusquement une langue me percuter. Cette immense chose gluante et rose semble accrochée à mon corps rayé de jaune et de noir. Dans une extrême rapidité, je me sens alors ramenée vers son propriétaire, un énorme animal d'un vert éclatant. C'est alors, qu'une fois dans sa bouche je...

oOo

Telle fut la courte vie d'une guêpe à l'Ile de La Réunion. Née dans son nid, ce dernier fut la cible des humains. Il est en effet courant de se procurer des nids de guêpe, après avoir préalablement fait fuir lesdits insectes avec du feu afin d'éviter toute piqûre. Puis, le nid est alors vidé. L'on trie les larves des guêpes à moitié développées. Parfois, certaines le sont assez pour s'enfuir et quitter le nid pour la première fois. Les larves de guêpes alors récoltées sont en général grillées, puis mangées. Il s'agit là d'un des nombreux mets spécifiques à La Réunion. Cette guêpe rescapée ne survécut malheureusement pas bien longtemps dans cette nature nouvelle pour elle. Elle fut en effet victime d'un Endormi, une espèce de caméléon dont la couleur originelle est d'un vert vif.

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