Curieux, le médecin-légiste hésita à rester avec le frère de la victime lorsque les policiers sortirent de la pièce. Finalement, il se dit qu'il pourrait utiliser ses questions pour s'attirer sa sympathie.
Il laissa de côté son professionnalisme et le respect qu'il laissait au chagrin des proches des victimes.
Il approcha sa chaise de lui, avec un léger sourire, timide, et beaucoup d'intérêt dans les yeux.
« Je suis désolé de ce qui est arrivé. Je suis le médecin-légiste de l'affaire. Vous deviez vous en douter. J'ai donc pratiqué l'autopsie sur... euhm...
-Simon, répondit l'autre, abrupte.
-Oui, Simon. Par rapport à cela, j'avais quelques questions. Pure curiosité. Si vous m'y autorisez... je n'ai jamais vu cela auparavant. Comment cela se passait-il au quotidien ? Ce ne devait pas être facile de cacher tous ses attributs. Je ne sais pas si vous étiez souvent en relation, mais puisque vous avez l'air au courant... Peut-être que vous pouvez m'aiguiller. »
Letruand jouait un personnage. Il créait un homme un peu naïf, ouvert à tous les sujets, même les plus étranges, et qui parlait beaucoup. Il cherchait à le rendre sympathique pour ne pas effrayer ou se mettre à dos le frère. Il espérait qu'avec cette attitude, il satisferait sa curiosité et peut-être même pourrait-il en apprendre plus sur la famille et son entourage, et pouvoir avoir déjà un début de piste ; la carotte qui plairait à ses collègues policiers.
S'il avait un élément important de l'affaire, il aurait un argument pour se mêler à l'enquête comme il en avait l'habitude, mais rares étaient les fois pendant lesquelles il parvenait à persuader les hommes du commissariat pour mettre son nez dans leurs affaires.
En vérité, ce début d'affaire l'intriguait beaucoup. A première vue, la victime et ce qu'elle faisait de sa vie le répugnait un peu, mais peut-être n'avait pas saisi la véritable raison derrière tout cela. C'est ce qu'il voulait découvrir en posant ces questions à Charles. Qu'avait bien pu mener cette femme à se faire passer pour un homme tout au long de sa vie ?
Comme son interlocuteur ne répondait pas, le médecin légiste reprit la parole. Il fallait qu'il le fasse réagir, d'une manière ou d'une autre... mais sans le brusquer...
« Je vais vous dire à quoi je pense. Quand je l'ai vue, d'abord j'ai bien cru à un homme, mais en la... pardon en le déshabillant, j'ai bien remarqué... enfin vous l'avez entendu. La médecine... »
Sur ce mot, Charles tourna le regard vers lui et lui jeta un œil noir.
« Enfin, vous me comprenez, je n'ai appris que cela moi dans mes manuels. Et je n'ai jamais croisé personne qui s'habillait de cette manière-là. Je trouve cela très déroutant. Et je me posais cette question : pensait-il au mariage ? Parce que je dirai qu'elle... il a environ la trentaine, c'est assez tard, vous ne trouvez pas ? Mais j'imagine la femme qui lui serait promise... Ce serait assez... disons... compliqué au moment de... enfin vous comprenez peut-être où je veux en venir ? »
Ce qui était agréable avec cet homme, c'était qu'il était facile de comprendre ce qu'il pensait. A certains mots de son monologue, Letruand avait senti que s'il continuait dans la voie qu'il avait prise, l'autre refuserait de lui répondre ou même s'énerverait. Et s'en serait terminé de sa petite enquête solo.
Il ne répondait toujours pas. Le personnage que le médecin créait n'aimait pas les silences, alors il se remit à parler immédiatement, pensif :
« A moins qu'elle aimât les femmes... ce qui expliquerait...
-Mais c'est pas possible, faut vous le dire en quelle langue ? Ce n'était pas une femme ! »
Letruand retint son sourire de satisfaction. Il en aura fallu du temps pour le faire réagir !
« Pardon, excusez-moi, c'est que ce que j'ai vu m'induit en erreur. Enfin, vous laissez mes interrogations sans réponses, je me fais des histoires, c'est normal. Mais si vous ne voulez pas en parler, je ne continuerai pas, mais dites-le-moi. Vous en avez beaucoup parlé entre vous de ce qu'il... enfin de qui il était ?
-Oui, on en a souvent parlé. »
Charles n'avait pas l'air de vouloir discuter. Il avait la mine fermée et répondait par dépit aux questions du légiste. Il voulait croire qu'en creusant un peu, il pourrait obtenir quelque chose.
Il jeta un œil à son horloge. Il l'avait déjà retenu assez longtemps, les policiers reviendraient sûrement s'enquérir de leur témoin.
« Je ne sais pas si c'est l'endroit qui vous pose problème, mais si c'est le cas, je vous propose qu'on se retrouve en fin de journée. J'aimerais beaucoup pouvoir comprendre votre situation, à vous et à votre frère si vous me permettez de discuter plus longuement avec vous. Et ça peut être très utile pour l'enquête et pour retrouver son assassin. Vous en êtes ?
-A quoi est-ce que vous jouez ? répondit Charles, méfiant. C'est pour tirer les vers du nez que vous dites tout ça ? Parce que vous êtes médecin, on vous a demandé de me poser toutes ces questions ? Ca éveille pas mes soupçons, c'est ça ?
-Mais pas du tout. »
Le médecin écarquilla les yeux et recula sur son dossier, comme outré. Il était en vérité assez surpris de cette réaction.
« C'est véritablement des questions que je me pose, et des réponses que j'aimerais avoir pour la suite de mon métier. Ce que vous me direz pourra peut-être m'aider pour la suite, me permettre de mieux comprendre certaines choses. Vous voyez ? Jamais je ne les laisserai me dicter quoi faire à leur place. D'ailleurs, ça fait un moment que je vous retiens, ils risquent de revenir voir si vous n'êtes pas parti en les oubliant. »
Charles le dévisagea encore un instant, puis hocha la tête. Il lui donna rendez-vous dans un café qu'il connaissait bien, se leva, prit congé et sortit vers le commissariat.
Letruand était satisfait. Il avait bien cru qu'il avait fait une énorme erreur.
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Quand les morts parlent trop
Mystery / ThrillerCe que vous vous apprêtez à lire est un document très rare, par conséquent, très précieux. Elle a été conçue à partir d'anciennes sources écrites de tribunaux, de rapports de police et de conclusions d'avocats des années 1860. Pour toucher un public...