III

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Lucie rentre de nouveau dans le bar restaurant après avoir fumé deux cigarettes pour tenter de calmer son cœur agité. En vain. En voyant ses cheveux bruns au loin, elle se dit alors que finalement les choses ont bien changées en presque deux ans. Cet automne-là, il n'avait pas eu les cheveux bruns une seule fois. Il disait même à Lucie que c'était trop fade à son goût, cette couleur. Elle adorait ça, voir toutes ces nuances rouges oranges. Elle adorait l'automne à cette époque. Même celui qu'il arborait dans sa chevelure fougueuse. Ça lui semble maintenant si lointain...

La femme assise en face de lui est belle, Lucie est bien obligée de l'admettre. Une rousse, cheveux bouclés mais domptés semble-t-il, une peau parfaite, un visage tout ce qu'il y a de plus symétrique et parfait.

Vraiment l'opposé de moi finalement, pensa-t-elle.

En songeant à elle-même, elle se souvint alors à quel point elle se haïssait depuis qu'il est parti. Jamais plus elle n'avait voulu plaire à qui que ce soit, pas même à elle-même. C'était bien trop douloureux.

La brune se dirige à nouveau vers la table du couple, cette fois au complet, prête à prendre note le plus rapidement de la commande.

- On a choisi, annonce-t-il, un sourire discret aux lèvres.
- J'écoute, dit Lucie d'un ton volontairement blasé.
- Je vais prendre un café au lait et... vous faites encore cette tarte ?

Lucie releva ses yeux brutalement vers lui, le maudissant.

Comment ose-t-il dire ça ? Comment est-ce possible d'être aussi con ?  se demande-t-elle furieuse.

Ce n'est pas quelque chose d'anodin pour elle. Il le sait, aussi bien qu'elle d'ailleurs, que ces deux éléments n'ont plus jamais été les mêmes pour la jeune femme. Elle qui souffre tant de son départ malgré ces années passées, comment peut-il se permettre d'enfoncer le couteau dans la plaie de cette façon ?

- Non, répond-t-elle amèrement.
- Oh... c'est dommage, elle était très bonne ! souri-t-il à la rousse face à lui qui lui renvoie ce rictus.

La brune se mord les joues de toutes ses forces en le fusillant du regard. Ce n'est pas d'une cigarette, ni même du paquet entier, dont elle a besoin, c'est d'un tout autre vice. Celui de mettre sa main dans son visage d'ange...

Ce visage... celui qui lui a valu tant de larmes cet automne-là. Ce parfum qu'elle sent présentement en attendant le coup fatal qu'il peut lui asséner à n'importe quel moment. Comme si ce n'était pas déjà suffisant de le revoir. Comme si ce n'était pas déjà suffisant ses cheveux bruns. Comme si ce n'était pas déjà assez meurtrier de voir son sourire être destiné à une autre et d'en voir la réponse. Pourquoi... pourquoi est-il venu, comme en novembre dernier.

 

A six heures, une fois son shift terminé, elle sauta dans ses habits quotidien et s'enfuie sans prendre le temps de ranger son tablier. Il l'avait attendu et en le voyant assis sur cette banquette décrépie, son cœur fit un bond. Comme averti de sa présence, il se retourna et lui sourit doucement. La jeune femme se laissa alors submerger de tout un tas de sentiments qu'elle avait jusqu'ici refoulé de toutes ses forces.

Ils partirent ensemble, sous le regard du vieux Bernard, bougon. Lucie n'osait pas le regarder, trop timide et impressionnée par sa prestance naturelle. Il ne payait pas de mine en réalité, mais il dégageait quelque chose d'incroyablement intimidant. Ses cheveux couleur feu, ses yeux marron clair semblable à une terre inconnue prête à être découverte, ses mains longues, fines, délicates... Il était grand mais pas tant que ça, peut-être une vingtaine de centimètres de plus que la jeune femme. Pourtant, elle pouvait jurer que quiconque sur son passage lui laisserait la place sans broncher. Était-ce ce qu'on appelle l'aura ?

- Elle était vraiment très bonne cette tarte, dit-il alors en lui jetant un petit regard.
- C'est vrai ? répondit la jeune femme, gênée.
- Oui, je crois que je n'en ai jamais mangé d'aussi bonne !
- Vous n'avez pas dû en manger souvent alors ! rit-elle.
- Il me semble que si, mais personne ne l'avait préparée avec autant de gentillesse ! chuchota-t-il comme si il s'agissait d'un secret.
- Oh, vous m'en voyez ravie ! murmura Lucie à son tour.

Ils se sourirent un instant, visiblement heureux d'être là, ensemble. La nuit commençait déjà sérieusement à tomber en ce jour de novembre. La jeune femme essayait de réprimer des tremblements dû au froid. Les feuilles mortes tombaient comme une pluie orangée. L'ambiance de cette saison a toujours laissé un sentiment étrange à Lucie. Elle se sentait à la fois enlacée par la vie, identique à un cocon invisible, mais aussi très nostalgique de la chaleur franche et régulière du soleil d'été. Pourtant, pour rien au monde elle n'aurait voulu être ailleurs qu'à ses côtés en cette fraiche soirée.

- J'espère que vous n'avez pas trouvé ça étrange que je vous propose un café, tout à l'heure, lança-t-il de but en blanc.
- Hm... j'ai été surprise mais dans le bon sens du terme !
- Bien, bien... souffla-t-il.
- Est-ce que vous allez bien ?
- Je ne... crois pas, honnêtement ? Je n'en sais trop rien en vrai. Ce n'est jamais facile de quitter quelqu'un, même quand on n'aime plus cette personne.
- Oui, c'est sûr, je suis désolée...
- Vous n'y êtes pour rien, ce sont des choses qui arrivent. D'ailleurs, je tiens à m'excuser pour l'esclandre de tout à l'heure. Je ne comprends pas pourquoi elle vous a mêlée à ça... avoua-t-il à la fois mal à l'aise et sincèrement désolé.
- Il n'y a pas de problème, on n'a presque rien entendu ! lança la jeune femme, tentant de le rassurer.
- Vous êtes gentille ! rit-il de bon cœur.

Le silence s'installa quelques secondes entre eux, mais pas de ceux qui amènent un sentiment inconfortable. Non, c'était plutôt le genre de flottement agréable où la seule compagnie d'un être suffit à remplir l'espace, le temps et le cœur. Doucement, elle fit un pas pour se rapprocher un peu de lui. Elle voulait pouvoir sentir la manche de son manteau toucher la sienne. Même si ce n'était qu'un contact dérisoire, ça lui offrirait déjà la satisfaction d'être plus près de lui.

Ils ont marché pendant des heures, au point que Lucie ne sentait plus ses pieds à cause du froid. Elle s'en fichait, car ce soir-là, elle venait de découvrir ce qui s'apparentait à la plus belle âme qu'elle n'ait jamais vue. Une lumière dans l'obscurité, un ange en enfer, un homme doux dans un monde de brutes.

Le vent de Novembre: bourrasque.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant