II

56 23 60
                                    

Lucie était restée un instant devant la table, ce petit mot noté au crayon bleu sur la serviette en papier chiffonnée, puis lissée. Ne parvenant pas à effacer son sourire, elle glissa le morceau fragile dans la poche de son tablier en prenant garde de ne pas l'abimer plus que l'auteur ne l'avait déjà fait. Elle repensa alors à sa vie sentimentale, comme si ces quelques lettres assemblées avaient un impact sur le fil rouge du cœur de la jeune femme.

Tomber amoureuse, qu'est-ce que ça signifie ?

La brune avait beau retourner cette question dans son esprit, la seule réponse qui lui venait c'était deux personnes âgées qu'elle avait vu une fois dans un parc en allant au bar. Ils étaient en train de danser sur une musique que seuls eux parvenaient à entendre. La femme avait les yeux fermés et sa tête posée délicatement sur l'épaule de son mari. Ce dernier tenait ses mains précieusement et ensemble, dans un seul mouvement, ils virevoltaient au milieu de la vie.

Oui, si il y a bien une définition de l'amour, la jeune femme était certaine que c'était ça.

Le mois de novembre était bel et bien installé. Le patron passait son temps à balayer les feuilles aux teintes orangées qui s'infiltraient à chaque fois qu'un client entrait. Lorsque la porte s'ouvrit à nouveau, ce n'était non pas de la végétation qui s'invitait, mais bien le jeune homme qu'elle espérait. Il était bel et bien là, deux semaines plus tard. Deux longues semaines pendant lesquelles elle désespérait de ne plus jamais le croiser.

Dire qu'elle était tombée amoureuse c'était assez exagéré. Mais elle ne pouvait pas nier le fait qu'il avait éveillé une curiosité inconnue et peu familière chez la jeune femme qui, d'ordinaire, trouvait les hommes tous plus barbants les uns que les autres.

Dans un pas léger il prit place à la même table que les deux fois précédentes. Retirant sa veste de bucheron et son bonnet noir, il ébouriffa ses cheveux qui arboraient encore ce rouge qui teinte les feuilles des arbres par cette saison. Lucie le regardait discrètement, se faisant la réflexion qu'il avait encore plus de charme que les fois passées. Pourtant, rien n'avait changé, mais c'est comme si elle pouvait entrevoir une aura se dégager de lui. D'un pas décidé, elle se dirigea vers sa table, un sourire sincère aux lèvres.

- Bonjour ! lança-t-elle à son attention.
- Bonjour ! répondit-il avec cette franchisse singulière.
- Qu'est-ce qui...
- Désolée, je suis en retard ! s'exclama une femme en s'asseyant précipitamment devant l'inconnu. Il y avait des bouchons !

Lucie fit un pas en arrière, perdant au passage son sourire et son enthousiasme. A quoi s'attendait-elle après tout ?

Elle fit demi-tour, irritée, pour aller chercher deux menus. Discrètement, elle posa les cartes sur la table puis repartie sans que cela n'ait d'impact sur leur conversation. La femme présente lui adressa un faible « merci » entre ses dents.

Pendant qu'ils échangeaient, elle resta accoudée au bar en veillant bien à leur tourner le dos. Le patron astiquait les verres en discutant avec les habitués du bar.

Après tout, je ne le connais pas, pensa Lucie, il ne me doit rien, je ne comprends pas pourquoi ça me déçoit à ce point.

Lorsque le vieux l'envoya prendre la commande de ces deux personnes qu'elle s'évertuait à effacer du décor du bar, elle n'eut d'autre choix que de faire face à une scène plus qu'étrange. Celle qui était assise en face de lui avait les yeux rouges et gonflés. Lucie fit mine de ne rien voir et attrapa son petit carnet dans la poche de son tablier. Une serviette en glissa pour aller s'échouer à ses pieds. Dans un même mouvement, Lucie et l'homme se penchèrent dans un même mouvement pour la saisir.

Plus rapide, il prit alors le petit morceau dans ses mains et en voyant l'inscription bleue dessus, eu un sourire que Lucie trouva étrange. Comme si il était ému. Il leva vers elle des yeux remplis de ce qui lui semblait être de la reconnaissance et lui rendit la serviette qu'elle s'empressa de cacher dans son tablier, gênée.

- Qu'est-ce que... qu'est-ce que je peux vous servir ? bafouilla Lucie.
- Rien, pesta la femme à la table.
- Aujourd'hui je ne prendrai qu'un café, dit l'inconnu, d'une voix si douce qu'on aurait cru une caresse.
- Bien, je vous ramène ça tout de suite, sourit Lucie en prenant soin d'éviter le regard de l'homme, qu'elle savait posé sur elle.
- C'est elle que tu te tapes, hein ? s'exclama la femme tout en se levant, furibond.
- Laura... marmonna l'inconnu.

Lucie s'empressa de partir, mal à l'aise à l'entente des accusations.

Et là, ce fût le drame. Une esclandre éclata dans le bar. La femme qui accompagnait l'homme hurla à travers la salle à qui voulait l'entendre que son petit ami « s'envoie une greluche pendant que je me tue au travail ! ». Le vieux dû la faire sortir de force, lui arrachant des « me touchez pas vieux pervers ! ».

Le malaise dans le bar était palpable, les regards étaient principalement dirigés vers le couple – si on pouvait encore les appeler de la sorte. En voyant l'embarras dans lequel l'homme se trouvait, Lucie tenta de distraire les clients. Elle prit un verre accroché au-dessus du bar et le laissa tomber au sol dans un geste qui se voyait délibéré. Le vieux hurla sur la brune, mais en croisant le regard de l'inconnu, cette dernière oublia les réprimandes et se contenta de sourire à ce dernier qui lui rendit généreusement.

Après ces péripéties, elle déposa doucement la tasse sur la table du jeune homme qui avait le visage plongé dans ses main. En sentant la présence de la jeune femme, il se redressa et essuya ses larmes. Le cœur de Lucie quant à lui se serra violemment.

- Je ne m'envoie personne, lança-t-il doucement.
- Pardon ?
- Je peux vous offrir un café ? sourit-il tristement.
- Je suis en service... murmura Lucie.
- Oh... oui, pardon !
- Je finis à dix-huit heures, si jamais vous n'avez rien de mieux à faire...

Il acquiesça, toujours avec ce rictus sur les lèvres qui respirait à la fois la bienveillance, mais aussi la douleur.

C'est ainsi que tout a commencé. En ce jour de novembre, le vent soufflait avec violence à l'extérieur. L'odeur du café embaumait le bar restaurant. Pendant la fin de son service, Lucie caressait discrètement les rainures qui formaient les mots précieusement conservés dans la poche de son tablier.

Et il l'attendit.

Le vent de Novembre: bourrasque.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant