— Franchement, je te plains. Déjà qu'arriver dans une nouvelle ville pas facile, tu risques vraiment d'être choquée en voyant les gens qui l'occupent. Cet univers, c'est le royaume du mensonge, des trahisons et des déceptions. Il faut que tu fasses attention, d'accord ?
— Arrête, tu vas lui faire peur.
Ni Solveig ni Samalta ne prêtèrent attention à l'intervention de Jude. Solveig acquiesça timidement, perturbée par le regard que lui renvoyait Samalta. Dans ses yeux charbonneux semblaient s'affronter nuages et soleil, harmonie et chaos. Ses prunelles étaient emplies d'ombres, d'incertitudes tristes et insondables, d'un monde désespéré où cauchemars et réalité ne se dissociaient plus.
Samalta relâcha ses mains aussi soudainement qu'elle les avait prises, et toqua contre une lourde porte en bois. Une seconde plus tard, un flot assourdissant de musique se déversait dans la ruelle déserte.
— Les meufs, vous avez pas vos masques, vous allez choper le coronaviruuuuus ! s'égosilla la fille qui venait de leur ouvrir.
— T'as dix ans de retard, Lys.
Samalta entra rapidement, indifférente à l'attitude de la dénommée Lys. Celle-ci titubait, les cheveux en bataille et les paupières papillonnantes. Solveig retint une grimace. Elle était belle, pourtant, d'un charme puissant et intemporel. Sa chevelure dorée s'épanchait avec délicatesse sur son cou rectiligne, glissait le long de sa colonne vertébrale, se terminait par de belles boucles blondes. Elle avait une peau joliment dorée et des lèvres pétillantes, un sourire ravageur et une silhouette agile.
Mais si ses yeux azur brillaient comme la voie lactée, c'était des étoiles trompeuses, bancales et cruellement éphémères. Ses pupilles dilatées et son allure tremblante ne laissaient pas de place au doute. Solveig connaissait bien trop ce sourire, synonyme d'ivresse et de décadence. L'alcool était universel et détruisait la vie de tous les gens qui s'y risquaient.
Tout à coup, Solveig eut envie de s'enfuir, de s'échapper d'ici pour ne jamais y revenir. Elle n'avait aucune idée d'où elle se trouvait, mais ce n'était ni le paradis, ni l'enfer, ni même le purgatoire : seulement une autre réalité, un monde étrange et parallèle, bien différent du sien et pourtant si semblable. Une réalité qui connaissait les mêmes vices et défauts, la déchéance et la perte des sens. Un monde en ruine.
Lys s'approcha dangereusement de Jude (Samalta était déjà partie depuis longtemps) et, alors que Solveig pensait qu'elles allaient s'embrasser, elle lui claqua un bisou sur chaque joue. Quand elle voulut lui faire la même chose, Solveig recula instinctivement.
— Oulah, t'as pas l'air très à l'aise, toi. Tu viens d'où ?
Ses yeux s'illuminèrent soudainement et elle enchaîna, sans lui laisser le temps de répondre :
— Eh, mais c'est toi la nouvelle coloc de Sam et Judy... Cerise, c'est ça ? Moi, je m'appelle Felicity, mais tu peux m'appeler Lys.
— Je m'appelle Solveig, pas Cerise.
— Bah, les cerises c'est plus mignon, donc prends ça comme un compliment...
Felicity fit un clin d'œil dans sa direction, la faisant immédiatement détourner le regard, le visage en feu. Les effluves de tabac et les relents d'alcool se faisaient de plus en plus forts au fur et à mesure que les filles avançaient dans la maison. La dernière fête de Solveig avait beau remonter à une éternité, cela ne lui avait pas manqué, loin de là.
Elle se sentit nauséeuse.
Vingt-et-un jours. Il n'en restait plus que onze. Elle pouvait rester jusque là. Il le fallait.
Felicity, indifférente au mal-être qui agitait Solveig, lui tendit un verre au trois quarts plein.
— Eh, Cerise, attrape ça !
— Je ne peux pas...
Son murmure se perdit dans les basses saturées de la musique.
— Parle plus fort, j'entends rien ! hurla Felicity, avant de lui coller de verre dans les mains. Tu ne veux pas venir danser ?
Les lumières de la piste semblaient presque les appeler toutes deux. Elles brillaient, scintillaient, lueurs mordorées dans une éternité étincelante. Après tout, que risquait-elle en buvant un verre ? Ce n'était rien, un tout petit verre, et puis il était seul, si seul, exactement comme elle... Cela ne pouvait pas faire de mal, pas aussi peu, pas après tant de temps.
Sans se laisser d'avantage de temps, Solveig avala une petite gorgée.
Alors qu'une douce sensation de chaleur se répandait dans son corps, Solveig reprit brusquement conscience. L'aversion et la honte, compagnons infatiguables de l'alcool, venaient reprendre leur dû. Pourquoi venait-elle de faire ça, pourquoi était-elle si faible ? Une fois de plus, elle avait cédé à l'ivresse envoûtante des ténèbres silencieuses. Une fois de plus, elle se détestait. Une fois de plus, elle assistait à une nouvelle nuit d'encre.
Déjà onze jours. Il n'en restait plus que dix.
VOUS LISEZ
Immémoriale
Science FictionYaëlle a dix-neuf ans. Elle est courageuse et indépendante. Son avenir est mort dans les flammes alors qu'elle n'était qu'enfant, mais elle est déterminée à obtenir vengeance. Le problème, c'est que Yaëlle n'existe pas. Yaëlle n'est que pixels, une...