Chapitre 11 : ALPHONSE ET CAMILLE

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Je presse le pas. Le chemin caillouteux déroule ses miroirs d'eau gelée et ses cloaques boueux, trop nombreux pour être évités.

Je me suis enroulée dans un grand châle de laine. A chacune de mes respirations, un nuage blanc sort de ma bouche. Le froid brûle ma gorge, un crachin fin et pointu pique mes joues. Le paysage joue à cache-cache derrière les voiles de brume silencieux, traversés par des aboiements sporadiques et lointains. Il fait froid.

J'aperçois un halo de lumière provenant du bâtiment de la ferme. Alphonse et Camille sont sûrement déjà là.

Je traverse la cour qui se réveille doucement. Les canards, poules et autres volatiles dérangés par mon arrivée, changent de trajectoire en battant des ailes. Je pousse la porte du chalet.

A l'intérieur, l'atmosphère est totalement différente. La chaleur surprend tout d'abord, puis ce sont les odeurs, le bruit et le mouvement. Ici, la journée semble avoir commencé bien avant le lever du jour. Le vaste espace cloisonné par des barrières en bois accueille des agneaux, des chevreaux, quelques porcelets, des lapins, des cochons d'Inde. Ça bêle, ça glapit, ça grouine de partout. L'atmosphère est poussiéreuse.

Je découvre le couple éponyme, en plein travail, exécutant son pas de deux avec la précision et l'efficacité incontestablement acquises au cours d'une vie de pratique.

Je m'offre le loisir de les observer car tout à leur concentration, ils ne m'ont pas entendue entrer. Il est difficile de leur donner un âge. Certes leurs corps usés et déformés par le labeur témoignent de leur vieillesse, mais la vivacité de leurs gestes les fait paraître plus jeunes. Ils accomplissent leur travail en silence, unis par des habitudes tacites et une parfaite complicité. Soudés par leurs nombreuses années de vie en commun, ils ne laissent jamais beaucoup d'espace entre eux deux.

Lorsqu'enfin ils m'aperçoivent, je comprends pourquoi, lorsqu'on les désigne, on place toujours le prénom d'Alphonse avant celui de Camille. En protecteur et éternel amoureux, Alphonse précède toujours d'un petit pas sa Camille, pour faire rempart de son corps, devenu si frêle et tout tordu, à sa douce.

- Bonjour ma petite, bienvenue dans notre paradis !

Je réponds à leurs sourires édentés par un timide rictus, signe d'une approbation dubitative.

La journée passera très rapidement, l'ampleur de la tâche me laissant complètement perplexe quant à la pertinence de mon choix professionnel. Je constate néanmoins que la ferme est à un emplacement stratégique. Elle se situe à la croisée de tous les chemins et, nécessité oblige, elle est le lieu de passage incontournable pour tout un chacun ayant besoin d'un peu de lait, de quelques œufs, d'un lapin, ou tout simplement d'un moment de discussion. Les échanges se font dans les deux sens d'ailleurs, puisque chaque visiteur apporte un petit quelque chose, les restes d'un repas, du grain, du pain rassis, de la paille. Ici, le recyclage est roi, c'est une question de survie. Cette convivialité m'aidera à surmonter les difficultés, j'en suis convaincue, et Alphonse et Camille me l'assurent, en peu de temps, je serai au courant de tous les cancans du village ! Cela les amuse.

Les corvées terminées, mes instructeurs très certainement apitoyés par mon état de fatigue avancé m'invitent à boire une grenadine dans leur maisonnette à proximité de la ferme. J'accepte volontiers. Nous voilà attablés tous les trois, dans une pièce sobrement décorée, devant un verre d'eau teintée de rouge. Camille a retiré sa blouse de travail et son foulard. Je découvre une femme au corps usé, mais cependant bien déterminée à affronter les coups de boutoir des années qui passent. A chaque brèche ouverte dans sa beauté, à chaque digue ébranlée par les années, elle écope, elle comble les pertes, résiste aux outrages du temps en fourbissant toutes les armes de la coquetterie. Elle contre-attaque d'un sourire lumineux sur son visage ridé, d'une jolie barrette sur sa chevelure éparse, d'un fichu coloré sur ses épaules voûtées, d'un corsage brodé sur sa poitrine rabougrie. Elle fait front, du bas de sa robe ourlé d'un galon de dentelle jusqu'au bout de ses oreilles devenues trop grandes mais ornées de jolis pendentifs scintillants. Autant de stratagèmes pour plaire à Alphonse qui lui, ne se lasse pas de regarder sa belle.

YSIA 3063Où les histoires vivent. Découvrez maintenant