Chapitre 21 : La pluie et les souterrains

459 64 4
                                    

— Qui pour un tàilgo ? lança Algon en brandissant une sacoche de cuir.

La question fit lever plusieurs mains parmi les Dejclans assis le long de la table ; celle de Caraghon en était.

— J'ai pris juste assez de pièces pour deux joueurs, précisa le soldat en vidant le contenu de la sacoche sur la table. En m'y comptant d'office, évidemment... Alors ? Ouvrons les enchères.

Aussitôt, Pelion s'approcha en lui faisant les yeux doux.

— Mon tendre Algon, je peux te donner tout ce que tu veux en échange, et mieux que n'importe qui, s'exclama-t-il, les mains en coupe comme un mendiant.

Il reçut en réponse un haussement de sourcil peu convaincu qui fit ricaner les rangs.

— Tu ne veux pas jouer, Askaos ? chuchota Caraghon à son ami qui n'avait pas levé la main.

— Je n'aime pas jouer avec d'autres pièces que les miennes, répondit celui-ci avec une petite grimace.

Comme eux tous, songea le jeune homme. Mais la plupart, dont lui, avaient préféré laisser leurs pions de tàilgo chez eux, de peur de les égarer, bien qu'ils soient conscients que ce voyage en Eälagon serait long. Heureusement, Algon avait eu la prévenance d'emporter avec lui des pions neutres, de simples cercles sculptés dans du bois verni que seule la couleur différenciait sur le plateau ; ils étaient utilisés par ceux qui n'avaient pas les moyens de sculpter leurs propres pièces, ou ceux qui, comme eux, ne les avaient pas à disposition.

La pluie qui tombait depuis la veille n'avait pas décru. Les Dejclans s'étaient rassemblés à l'abri de la salle d'arme du palais, où les Eälagoniens les avaient laissés se faire une place, sans animosité, mais sans chaleur. Caraghon avait décidé de rejoindre ses frères d'arme afin de distraire son impatience de voir arriver la fin de la matinée, et avec elle des nouvelles de Tyeltaran. La conversation tournait autour des combats de l'avant-veille, du temps de chien, de la longueur de leur séjour, et il l'écoutait distraitement sans vraiment y prendre part ; aussi la distraction d'un tàilgo lui apparaissait tout à fait bienvenu.

Le regard d'Algon, qui parcourait la tablée avec un dédain feint, s'arrêta sur lui.

— En l'honneur de la raclée que tu as mise au prince héritier avant-hier, je veux bien t'accorder la première manche, déclara-t-il en souriant.

— Avec plaisir, s'exclama Caraghon en riant.

— Et moi alors ? protesta aussitôt Pelion, opiniâtre.

— Toi, tu as été battu à plate couture par une femme, rappela posément Algon sans même le regarder, soulevant une nouvelle vague de rires.

Il avait déployé le damier, tissé dans une natte de joncs pour être plus facilement transportable. Caraghon s'installa en face de lui, disposant les pions sans pouvoir s'empêcher de lui jeter des regards nerveux. Algon était sans le conteste le meilleur joueur de tàilgo de la garde, et face à lui, la partie serait rude.

Alors que la manche allait commencer, il remarqua que l'attention de leurs camarades se portait sur quelque chose derrière lui. Intrigué, il se retourna sur son banc.

Il fut moins étonné de l'apparition de Laedion que de l'état de celui-ci. L'une de ses joues portait la trace d'un bleu violacé, un impressionnant cocard semblait dessiner un maladroit trait de khôl autour de son œil droit, et sa paupière gonflée rehaussait l'éclat furieux qui luisait dans son regard.

— Tiens, te revoilà, Laedion, l'accueillit Askaos avec un sourire mielleux dégoulinant de sarcasme. Nous nous inquiétions de ne pas te voir ces jours-ci. Mais dis-moi, comment as-tu réussi à te mettre dans un tel état ?

Le Prince Lune - Tome 1 (/!\ Premier jet)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant