Chapitre 1 : L'ambassade

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Caraghon n'avait jamais vu autant de chevelures sombres que depuis qu'il avait pénétré entre les murs d'Eäran. Lorsqu'il traversa la ville, son cheval trottant aux côtés de celui du lieutenant Laeïos, il eut l'impression de fendre les flots d'une marée de têtes brunes. De toutes les choses qu'il avait pu observer au royaume d'Eälagon, c'était celle qui l'avait le plus étonné. Celle aussi qui lui avait fait prendre conscience qu'il se trouvait bel et bien dans un pays étranger. Et son instinct de soldat l'incitait à la méfiance tant que ce « étranger » ne serait pas clairement distancié de « potentiel adversaire ».

Il avait beaucoup hésité quand le lieutenant Laeïos lui avait demandé de le suivre en Eälagon avec l'ambassade envoyée par le roi Révéré. Il n'avait jamais franchi les frontières de son pays, et considérait avec une lointaine suspicion ce royaume voisin qu'il n'avait jamais vu autrement que dessiné à l'encre sur une carte. Mais en tant que bras droit du lieutenant, il n'avait pas vraiment le choix de refuser.

— Vous ne semblez guère heureux, hîl Caraghon, lui lança Laeïos d'un air amusé tandis que leurs montures se frayaient côte à côte un passage au cœur de la large avenue.

Les badauds s'écartaient avec précipitation devant eux, et les charretiers s'arrêtaient pour les laisser passer en les toisant, qui avec mécontentement, qui avec curiosité. Le pas de leurs chevaux se mêlait à la rumeur de la ville, aux lointains éclats de voix de la cohue qui semblait décroître sur leur passage, en même temps que les regards se tournaient vers eux.

Les cavaliers Dejclans, au nombre d'une trentaine, se démarquaient de cette masse par leur peau hâlée par le soleil du désert et la blondeur de leurs longues chevelures ondulant sur leurs épaules. Seuls Laeïos, Caraghon et les autres soldats escortant l'ambassade portaient une stricte livrée de cuir et les cheveux tressés sur la nuque, signe de leur statut de guerriers. Ils étaient également les seuls à porter l'épée. La main droite de Caraghon était, par habitude, posée sur le pommeau de la sienne tandis qu'il tenait les rênes de l'autre.

— Je n'exulte pas, il est vrai, admit-il, les mâchoires serrées. Mais comprenez mon malaise quand il s'agit de vingt soldats et dix aristocrates jetés en terre étrangère.

— Il n'y a pas de raison qu'un incident diplomatique majeur survienne, répondit le lieutenant avec calme. Les Eälagoniens seraient bien maladroits de risquer la guerre en nous portant atteinte.

Puis, après avoir jeté un regard de biais à son bras droit, il ajouta :

— Mais il est vrai que relâcher notre vigilance serait imprudent.

Caraghon acquiesça. Au même instant, une volée de gamins surgit dans son champ de vision, se jetant presque sous les sabots de sa jument. Il tira brusquement sur les rênes, serrant les genoux pour rester en équilibre alors que sa monture manquait de se cabrer. Avant qu'il ait pu les invectiver, les imprudents s'enfuirent en piaillant, certains le pointant du doigt avec de grands yeux écarquillés.

Quelques pas devant lui, Laeïos s'était à demi retourné sur sa selle pour lui décocher un petit sourire. Se composant une expression neutre, le jeune soldat revint à sa hauteur en prenant garde à ne pas croiser son regard.

Devant eux, par-delà les toits des habitations, les hautes enceintes du palais royal se rapprochaient. Dressé à l'extrême ouest de la ville, au bord du fleuve qui la traversait, ses murs massifs piquetés de multiples tourelles évoquaient davantage une citadelle qu'un palais. Il était séparé des bourgades par un bras du fleuve, enjambé d'un pont protégé par une barbacane.

Sur un signe des gardes, l'ambassade s'y engagea en adoptant un trot mesuré, reformant l'impeccable formation que la traversée de la marée humaine avait effilochée. Ils quittèrent la bruyante cohue, seulement entourés du martèlement des sabots contre le pavé du pont. L'arhîl de Lancasia, qui menait l'ambassade, prit les devants aux côtés de Laeïos, tandis que Caraghon raccourcissait la bride de sa jument et, d'une pression de talons, l'incitait à se déporter sur leur flanc droit.

Le Prince Lune - Tome 1 (/!\ Premier jet)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant