L'instant

17 0 0
                                    


Mardi soir, début du mois de janvier, 19 heure. Je suis allongé sur mon lit en chemise noire et pantalon gris foncé. Je fais rarement d'effort sur ma tenue mais c'est une salle de spectacle, je ne vais pas lui faire honte devant ses collègues.

Il y a une tasse de café sur ma table de nuit, mon bureau est en bordel, des feuilles noircies par du fusain, un ordinateur poussiéreux, des particules de gomme, des papiers pour le boulot, pour l'administration, des pages encrées par des poèmes ratés et des fictions sans intérêt.

Je ferme les yeux. Mon esprit se vide et se concentre sur les bruits qui m'entourent. Le son du train qui démarre a quelques dizaine de mètres, une mère et ses deux gamines qui passent sous ma fenêtre, la chaise de mon voisin du dessous qui roule sur son plancher et la musique rock de ma voisine de palier. Je repense à cette soirée avec Wendy. Aux mots qu'elle a employés pour définir son ivresse et son euphorie. C'est étoilé, c'est lumineux, c'est orgasmique. Rien à voir avec le côté soulageant, et libérateur de ma vision. Plus j'y pense et plus je la trouve belle et rayonnante. Elle a l'art d'y voir la beauté, de s'arrêter a ce qu'elle ressent sur le moment présent, sans comparer a ce qu'on ressent d'habitude. C'est simple mais c'est beau. Je m'assoit sur mon lit et repense a son regard quand elle déclamait sa poésie. Je respire et récite ce qui me vient en tête après quelques secondes de réflexion. Ce qu'on voit sur le moment hein ? Ce qu'on ressent ?

« C'est drôle comme un rien peut me séduire,

Comme un geste, une expression un sourire.

Toi, ou même toi ou encore toi, tu es belle,

Tu as cette chose, ce petit rien qui m'interpelle,

Tu as... Ce petit tremblement dans la voix

Ce regard profond qui veut dire beaucoup parfois.

Ce parfum pour lequel je commettrai l'adultère

Si bouillant si divin, si vulgai... »

Je m'interromps soudainement, pensant à son regard bien trop différent lorsqu'elle lisait MON poème. Pourquoi défaire cette beauté en citant un poème écrit par des larmes noires ? L'a-t-elle lu en entier ? L'a-t-elle compris ? Ca ne sert a rien de s'y attarder et prenons exemple sur Wendy, voyons les bonnes choses sur le moment, sans les comparer au reste. Je me rallonge et ferme les yeux.

Il est 23h30. Le ciel noir n'est même pas illuminé par la lune, qui se cache derrière d'épais nuage. La lumière orangée artificielle éclaire la rue trempée et les flaques noires passent pour des portails vers d'autres mondes moins accueillants. Mes pas se dirigent vers un grand bâtiment à l'allure moderne. Je vois beaucoup de monde sortir du théâtre. Ils sont hilares, ou simplement souriants. Des couples, des collègues, des amis. Certains rient encore en se rappelant les scènes comiques de la pièce qu'ils ont vue. Certains marchent bras dessus bras dessous, d'autre main dans la main, ou encore éloigné. On entend de grossières imitations des comédiens, des éclats de rires, « imagines si... », « Il était génial dans ce rôle », « On reviendra ? ».

C'est cette vraie joie que j'admire, après avoir vécu un moment unique et qui s'estompe peu à peu, comme si on aurait aimé y rester plus longtemps.

J'attends quelques minutes à la sortie. Puis d'autres personnes sortent, certains repartent ensemble, d'autres se font la bise et repartent chacun de leur côtés. Le vent glacé balaye les cheveux qui me tombent sur les yeux, qui eux, fixent impatiemment la sortie. Enfin, elle descend les marchent accompagnée d'un garçon plus vieux, la trentaine sans doute, et d'une fille de notre âge. Elle rit aux éclats, et son regard est aussi enjoué que quand je la voyais discuter avec Caleb et Nora. Elle est habillée d'un jean noir, de son manteau rouge et noir, la même écharpe noire, le même bonnet à pompon, les même trois tresses sur le côté. Son regard s'adoucit un bref instant en croisant le mien. Elle dit au revoir a ses collègues et me rejoint en trottinant, ses bottines éclaboussant les pavés de la rue quasiment déserte. Elle me fait la bise puis son regard se refroidit. Je la regarde d'un air interrogateur cherchant la raison ce regard agacé.

-T'as besoin d'être bourré pour arrêter de faire la gueule ?

Je soupirai et ri un bref instant, ce qui dégivra un peu son visage.

-Désolé. T'en fais pas, tu verras beaucoup mon sourire cette nuit, je te promets.

Elle me regarda avec un sourire malicieux, mis ses mains dans ses poches pour les protégées du vent glacé et me répondit.

-Y'a intérêt ! Tu m'emmène où ?

Je lui souris en la regardant dans les yeux. Oui elle est belle, et mon sourire est sincère. Oui je ne pense qu'a cet instant, pas au reste du temps.

-On va au chaud d'abord.

Il Pleut Sur Nos JointsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant