Épisode 2 : Cecilia

31 2 0
                                    


Scène 1

Journée de merde. Je glisse la clé dans la serrure de ma porte.

Cette maison est purement moche. Mais ce n'est rien à côté de la personne qui y passe la journée : mon beau-père. Marc. Pour moi, ça restera éternellement le bouffon au chômage qui n'a même pas le culot de l'avouer. « Homme au foyer, je préfère » : je t'en foutrais moi de l'homme au foyer ! Quoi que je n'aie rien contre les gens au chômage : loin de là. Mais les lâches qui profitent de l'argent de ma mère, j'en ai horreur. (On se demande pourquoi j'ai horreur de mon père). Ma mère n'est pas aussi moche que Marc. Mais tout aussi conne. (Après pour choisir Marc, il ne faut pas un haut niveau d'intelligence). La seule chose qu'on ne peut pas lui reprocher, à ma mère, et dont on ne peut que l'envier, c'est sa beauté. Ma mère est magnifique, et le sait. Elle a toujours usé de ses charmes pour se rendre service. À elle seule. Elle est du genre égoïste.

Quand je pose mes affaires sur le sol, j'entends déjà son sifflement au rythme de la chanson diffusé par la radio. Mon soupir le sort sûrement de son chant d'oiseau, parce que des pas (sûrement ceux de Marc) se dirigent droit vers moi. J'ai à peine le temps des faire un pas vers les escaliers qu'il est là, dans l'entrebâillement de la porte passant de l'entrée à la cuisine. Marc, toujours un peu gêné en me voyant, mais avec un grand sourire.

Beurk.

- Coucou Céci ! Alors ? Comment c'est passée ta journée ?
- De la merde. Et ne m'appelle pas comme ça.
- Tu rentres tard : tu étais où ?
- Tu n'es pas ma mère à ce que je sache.
- Oui, mais ta maman a dit...
Je le coupe :
- Si tu es juste là pour jouer le rôle de pigeon voyageur ou d'SMS, tu peux dégager. Je me dirige les escaliers tout en montant les premières marches. Je sais pertinemment que je vais avoir droit à une engueulade de la part de ma mère ce soir. Mais plus rien à foutre. Après quelques marches de plus, j'entends une petite voix derrière moi, me demander :

- Tu vas où ?
En me retournant pour jeter un dernier coup d'œil à Marc, du coin de la tête :
- Là où tu ne seras pas.
Le temps d'arriver en haut de l'escalier, j'entends un dernier :
- À toute à l'heure, ma Céci.
Je crie :
- Ne m'appelle pas comme ça.

Quand j'arrive dans ma chambre, je n'ai qu'une seule envie : me jeter la tête la première dans mon lit et pleurer ma fatigue. Si ma mère pouvait entendre mes pensées, elle me dirait : « Non, pleurer rend faible ». C'est ce qu'elle n'a pas arrêté de raconter quand mon père nous a lâché. Au début, elle le disait quand je voulais pleurer et puis c'est devenu plus fréquent. Jusqu'au moment, où c'était chaque jour. À l'entendre, répéter cette phrase, avec son intonation « sans-intonation », c'était aussi pour elle qu'elle le disait. Elle ne m'a jamais montré ses sentiments parce que pour elle, c'était surtout un signe de faiblesse. Mais dans ces moments, Maman, j'aurais tellement voulu que tu pleures. Que tu rendes les larmes humaines. Et au lieu de ça, tu m'as privé de cette joie immense d'extérioriser.

Mais heureusement qu'elle n'entend pas mes pensées. Parce que je fais vachement pitié.

Scène 2

Je cours. Je cours sans jamais en finir. Je cours pour lui échapper, mais cette fois c'est différent. La sensation d'insécurité est encore plus présente. Mes poumons se battent pour tenter d'attraper quelques particules d'oxygène et pouvoir assurer ma survie. Mais tout est flou. Je cours dans un noir infini. Et là, une flaque m'engloutit. Une flaque invisible qui me fait basculer dans le bureau que j'ai tant connu. J'observe chaque recoin de la pièce sans rien trouver de suspect. Il est le même qu'il y a douze ans. L'homme qui y travaillait ne paraissait pas suspect non plus. Et pourtant, les apparences sont trompeuses. Il était (enfin il semblait l'être) l'homme le plus gentil au monde. Personne ne me croirait si j'avais tout raconté de ce qui s'y était passé dans ce bureau. Quand j'y bascule, tout devient nette et je regrette instantanément le noir. Je préférais voir flou. Mais ce jour-là, tout s'est expliqué. Tout est devenu net. Alors, c'est quelque part logique. J'entends les pas qui arrivent vers le bureau. Je reste paralysée. Je ne sais rien faire. Il arrive, et l'idée de me réveiller ne me viens pas. L'idée de courir ne me vient pas non plus. Pour moi, ce jour-là, il n'y a eu aucune sortie à part quand il a décidé qu'il y aurait une. Comme si j'aimais revivre cette scène chaque nuit. Il entre, il est là. Son visage est flou, la seule chose qu'il est. J'entends ma mère de loin qui parle du projet de sa nouvelle vedette auteur. Je sens son regard posé sur moi. Il fait quelques pas pour se rapprocher. J'aimerais crier, hurler, me débattre. Mais rien, je suis paralysée, comme il y a douze ans. Comme chaque nuit depuis ce jour-là. Je l'entends me rassurer, me dire que ça va me faire du bien, qu'il m'aime, qu'il me désire. Quand vous êtes une petite fille de 5 ans, et que vous voyez le monde remplit de bisounours, vous n'avez que la possibilité d'y croire. De vous dire que ça se passera bien. Mais quand vous ne savez pas de quoi il s'agit, vous percutez. Vous comprenez le sens des mots doux, des petites caresses, des chuchotements que vous avez jugé tellement gentil, doux avant. Je revois ces gestes pour la dernière fois, mais pas avec mon corps de petite fille de 5 ans. C'est la chose la plus flippante dans ce cauchemar. J'ai mon corps de fille de 17 ans. Il grandit avec moi. Il ne me lâchera pas. Pendant que je suis perdue dans tout ça, comme ailleurs, il brise quelque chose. Caresses, chuchotements, et puis caresses intimes. Il me dit que lui aussi je peux le caresser, je peux le désirer, je peux aimer ce qu'il me fait. Mais tout ce que ressens, c'est mon monde de Bisounours se détruire, mon enfance sombrer, ma confiance pour les hommes parti en fumée avec la confiance en moi, avec. Depuis ce jour-là, je suis brisée. Et lui, en a lâché un sourire.

PêchésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant