Retrouvailles

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Sainte Russie – Hiver 1916, Saint Petersburg


              La neige tombe en flocons de dentelle qui couvrent les champs de leur blanc manteau. Des stalagmites décorent les toits. Le silence dans les rues est inquiétant. La glace étouffe même le son de mes pas sur les pavés. Malgré son apparente quiétude, notre pays est en guerre permanente et la colère des habitants gronde. Je souffle par habitude sur mes moufles mitées. Les températures négatives me donnent des engelures. Je tape mes pieds sur le sol pour les réchauffer. De gros nuages de buées s'échappent de mes lèvres à chaque respiration. 

                En juin dernier, le tsar Nicolas II et le général Broussilov ont lancé une offensive en Galicie qui s'est soldée par une victoire. Avec l'arrivée en lice de la Roumanie, les armées autrichiennes ont été mises en déroute et nous nous trouvons désormais aux portes de la Hongrie. Chaque jour, des milliers de prisonniers sont envoyés dans des camps. L'Empire d'Autriche est en déroute et l'Allemagne est obligée de voler à son secours. Cette guerre ignoble a un coût extrêmement élevé en pertes humaines, tant à l'avant sur le front, qu'à l'arrière du pays. Nos maris et nos fils sont envoyés par milliers, misérablement armés. Partout c'est la misère et de nouvelles révoltes sont sur le point d'éclater. La colère gronde sous la glace paisible.

                C'est le peuple russe tout entier qui fulmine, tandis qu'une autocratie véreuse et opulente l'oppresse, lui posant un couperet sous la gorge. Notre économie est mise à mal, le peuple se meurt et le tsar n'en a cure. Ses filles se promènent en robes de bal dans les riches jardins et sa femme, infidèle, compte fleurette au bras d'un redoutable rebouteux sibérien. Partout en ville c'est la faillite, la main-d'œuvre étant réquisitionnée pour faire tourner les usines d'armement. Obnubilé par sa guerre, Nicolas II enrôle à tour de bras les hommes des villes et des campagnes, privant nos fermes et notre industrie de son précieux moteur. Il réquisitionne même les cheptels et les réserves de céréales pour les donner à son armée. Ce pillage est tel que les prix explosent. Il est désormais impossible de se procurer les produits les plus élémentaires comme la farine. Seigneur, je rêve d'une miche de pain tiède. À cette pensée, mon ventre gargouille. Je n'ai rien mangé de consistant depuis des jours et je meurs de froid. Je tape mes mains l'une contre l'autre pour me donner du courage. Ils ne devraient plus tarder.

              Au coin de la rue, apparaissent deux silhouettes emmitouflées. Je crie après eux, mais la neige assourdit ma voix. Kolia et Aliocha s'avancent. Fils de fermiers, ils ont grandi ensemble dans les prés, menant les troupeaux en transhumance. Une fois adultes, ils sont montés à la ville pour rejoindre des groupuscules de résistants, refusant de s'enrôler dans l'armée. Alekseï m'aperçoit et me sourit. Son épaisse moustache se soulève en même temps que les coins de ses lèvres, dissimulées en partie par son bouc. Il remonte le col de sa veste jusqu'à ses oreilles. Nikolaï me fait un signe de la main. Son visage est caché derrière son énorme barbe. Fervent admirateur de Grigori Raspoutine pour ses nombreuses conquêtes, il s'est décidé à la laisser pousser en vue de s'attirer les faveurs de la gent féminine. Aliocha et moi rions souvent entre nous de sa naïveté, d'autant plus que jusqu'à présent cette technique n'a encore jamais fonctionné. Il semblerait que Nikolaï n'ait pas hérité du sex appeal du guérisseur. Heureusement pour lui d'ailleurs, car le conseiller privé de la tsarine semble sur la pente descendante. Les nobles en ont assez de sa conduite scandaleuse et leur jalousie le conduira probablement à sa perte. Je ne voudrais pas qu'il arrive la même chose à Kolia. Nous nous connaissons depuis des années tous les trois et notre amitié est à l'épreuve du temps et des guerres, assurément. 

               Lorsqu'ils arrivent enfin à ma hauteur, nous nous laissons envahir par la joie de nos retrouvailles. Kolia me donne de grandes tapes dans le dos, tandis que son rire tonitruant perce l'épais silence hivernal. Aliocha est plus réservé, il se contente de poser une main sur mon épaule et de me sourire timidement. Je suis heureuse de les revoir après des semaines de séparation. Ils avaient tous deux été envoyés par notre parti pour une mission secrète et ils refusent tout simplement de me dire où ils étaient durant tout ce temps. Je hausse les épaules. En cet instant, je suis simplement contente que nous puissions enfin partager un repas, aussi maigre soit-il, et quelques bouteilles de vodka. Kolia pousse les portes d'une taverne clandestine, dissimulée derrière des planches de bois. La lumière à l'intérieur est tamisée pour éviter de se faire repérer par les forces de l'ordre. Il s'agit du QG non officiel de notre parti. Beaucoup de nos membres sont déjà attablés et tous saluent mes deux compagnons qui sont enfin de retour. Le feu rougeoie dans la cheminée et je sens l'extrémité de mes doigts qui se met à picoter. Quelques hommes se lèvent pour serrer la main de mes compagnons. Je les entends marmonner entre eux.

Le Cœur de GlaceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant