Le Cœur de Glace

Confession

               Alekseï relâche mon bras, mais voyant que je ne marche toujours pas droit, il insiste pour me raccompagner. Nous marchons silencieusement dans le blizzard nocturne. La neige frappe nos visages, accrochant des flocons à sa moustache. Tandis que je tangue, mon épaule heurte parfois celle d'Aliocha. Nous nous enfonçons dans la nuit noire. Manquant de glisser sur une plaque de verglas, mon compagnon me rattrape par la taille. Une fois qu'il s'est assuré que je sois stable, il glisse ses mains dans ses poches et reprend la route. Ses pommettes sont rosies par le froid et de ses lèvres s'échappent des nuages de vapeur. Je remarque son air fatigué. Il a désormais des rides aux coins des yeux. Quand avons-nous tant changé ? Il n'y a pas si longtemps, il était encore un jeune homme imberbe et fringant. Aujourd'hui, son air mélancolique et sa moustache lui donne l'air d'être un homme mature. Serait-ce là le mortel pouvoir de la guerre ? Celui de faire vieillir le cœur des hommes. 

                 Il tourne la tête dans ma direction et me sourit. Ses yeux bleus me fixent de leur bienveillance. Contrairement aux yeux verts de Kolia qui sont toujours empreints de malice, ceux d'Alekseï ont toujours été une source de calme pour moi. Sa présence rassurante et son caractère réfléchi sont à l'opposé de la témérité et de l'impétuosité de Nikolaï. C'est justement parce qu'ils se complètent l'un et l'autre qu'ils sont si redoutables. Entre nous, si dans mes vertes années j'ai d'abord été attirée par le physique séduisant et le caractère bien trempé de Kolia, c'est aujourd'hui à la prévenance de l'homme qui marche à mes côtés que mon cœur a succombé. Bien sûr, je n'oserais jamais lui avouer. J'aurais bien trop peur d'en faire pâtir notre amitié. 

                Nous continuons de marcher en silence. Une bourrasque plus forte que les autres, nous prend par surprise au coin d'une rue. Déstabilisée par le souffle du vent, je sens les bras d'Aliocha qui m'enserre pour me tenir à l'abri. Mon nez dans son manteau, je sens le parfum de son eau de toilette, l'odeur du tabac et de la cire qu'il utilise pour coiffer sa moustache et ses cheveux. Tandis qu'il inspire et expire calmement, je sens aussi les notes de son haleine alcoolisée. Levant les yeux dans sa direction, nos regards se croisent. Aussitôt, Aliocha rougit. Esquissant un sourire gêné, il relâche son étreinte et nous reprenons notre route. En cet instant, je me sens troublée. Alekseï avait toujours réussi à contenir ses sentiments et je m'étais habituée à son flegme. Sans doute, l'alcool et le blizzard l'ont-ils quelque peu décontenancé. Je souris à cette idée, heureuse d'avoir pu découvrir cette nouvelle facette de sa personnalité. 

                Nous parvenons tant bien que mal à rejoindre le pas de la porte de la pension où je loge. Tandis que j'ouvre la porte, je m'apprête à remercier mon compagnon et à prendre congé. Mais Aliocha se penche et murmure qu'il a quelque chose d'important à partager avec moi. Il demande s'il y a ici un endroit où nous pourrons discuter à l'abri des oreilles indiscrètes. Intriguée, je le fais entrer, lui intimant de garder le silence. Nous montons l'escalier sur la pointe des pieds. 

                Les bottes en cuir d'Alekseï couinent sur le parquet et je lui fais signe de les retirer. À pieds nus, nous marchons maintenant à pas de souris et je prie pour que la logeuse ne se réveille pas. Nous parvenons à la lourde porte en chêne de ma chambre. Laissant entrer Alekseï, je referme précipitamment, puis je l'invite à se mettre à l'aise. Il dépose ses chaussures derrière la porte et se tourne vers moi. Je tente d'allumer la chandelle. Bientôt la pièce se retrouve baignée dans la lumière vacillante. S'asseyant sur mon lit, Aliocha ouvre son manteau et pose son chapeau sur la petite table attenante. Il retire lentement ses gants, puis les dépose à côté de son couvre-chef. Il me fixe de ses yeux bleus perçants. J'accroche mon manteau et ma chapka au porte-manteau. Il s'éclaircit la gorge d'un raclement, puis croise les doigts et les pose sur ses genoux.