Paris – 2021, IVe arrondissement
J'entends les chauffeurs de taxi klaxonner les scooters dans une rue perpendiculaire, tandis que l'immense devanture couleur crème se dresse devant moi. Des colonnades entourent les gigantesques vitrines dans lesquelles sont exposées les plus délicates douceurs de Paris. Un mélange de couleurs et de savoir-faire pâtissier.
Je salive déjà en détaillant tous les gâteaux proposés. Des babas, des éclairs, des tartelettes traditionnelles et des entremets modernes. La pâtisserie « Ushokoledi » du chef étoilé M'Tici Jawara est l'enseigne la plus huppée de la capitale ces dernières années. Les gens se pressent à l'intérieur pour y redécouvrir les grands classiques de la pâtisserie française mis à la sauce de l'Afrique du Sud. Le chef Jawara a, en effet, grandi en France, mais il a toujours entretenu des liens intimes avec ses racines africaines.
Après de nombreux voyages sur le continent, il a ramené dans ses bagages des saveurs uniques. Son palais est digne des plus grands, tandis qu'il mêle avec sagesse et audace ces deux cultures. Son entremet à base de cacahuète et de banane, appelé « Shaka » en l'honneur du chef unificateur des Zoulous, fait la une des magazines depuis son ouverture. À l'intérieur de ce temple dédié à la gourmandise, les clients se pressent au comptoir. Je m'approche de la porte. Des lierres tombent des pots suspendus à l'entrée. Ils sont retenus par de sublimes montages en macramé.
Lorsque je pousse la porte, la sonnette légère est aussitôt noyée par le brouhaha des clients. Je suis assaillie par les bruits, les lumières et les odeurs. Au plafond, un gigantesque lustre de cristal, digne de Versailles, projette des éclats irisés sur les masques claniques en bois sculptés accrochés au mur. Le contraste est saisissant, mais l'équilibre est parfait. Un délicat parfum de viennoiseries toutes chaudes sortant du four s'empare des narines de l'assemblée qui hume de concert. Un apprenti en blouse blanche, avec un revers de wax bordeaux et turquoise, fend la foule, portant au-dessus de sa tête une platine de pains au chocolat et de poivre de Guinée.
Me faufilant à travers la foule, j'attrape l'apprenti par la manche, tandis qu'il se précipite vers l'escalier menant à l'atelier. Je lui explique que je suis critique culinaire et que j'ai rendez-vous avez le chef Jawara pour une interview. Le jeune homme m'examine des pieds à la tête puis me somme d'attendre ici dans le couloir pendant qu'il prévient son patron.
À l'écart de la foule, je patiente. Des rires s'échappent du sous-sol. Plusieurs hommes en uniformes remontent les marches, chargés de platines couvertes de pâtisseries. Ils me saluent de la tête puis se dirigent à la queue-leu-leu derrière les comptoirs réfrigérés. Des exclamations s'élèvent de la foule de clients. Les gâteaux qui viennent d'arriver brillent comme des petits bijoux. L'un d'eux a un glaçage aussi rouge qu'un rubis. Les feuilles d'or posées sur les aigrettes en chocolat forment un précieux assemblage. Fascinée, je laisse échapper :
- « Oh que c'est joli ! »
Derrière moi, un homme rit puis ajoute :
- « C'est vrai ? Merci de tout cœur, c'est ma dernière création. »
Cette discrète apparition me fait sursauter. Lorsque je me tourne vers l'inconnu, je suis face à un homme de grande taille. Sa peau a la couleur du café au lait. Ses cheveux frisés sont courts. Il a de grands yeux noirs malicieux. Sur sa veste, le nom de la boutique calligraphié est brodé de fils bleus. Il me sourit, tandis qu'il me tend la main, en se présentant :
- « M'Tici Jawara, patron de l'établissement. Vous devez être Mademoiselle Héloïse Guérin de l'Écho des Saveurs ? »
J'acquiesce en balbutiant, prise de court. Le chef accueille ma présence d'un grand rire franc. Il me propose de commencer par visiter l'atelier, pour voir ses ouvriers à l'œuvre, en attendant qu'ils terminent leurs heures. Il ajoute que nous serons ensuite plus tranquilles pour l'interview, lorsque les employés qui travaillent au sous-sol auront rejoint leurs maisons. La vie de pâtissier n'est pas toujours facile. Levés au milieu de la nuit, ils travaillent jusqu'aux heures de midi et même davantage.
Je distingue des cernes sous les yeux du chef, mais elles sont couvertes par les rides qui se creusent aux coins de ses yeux lorsqu'il sourit. Je remarque qu'il a deux fossettes lui donnant un air parfaitement adorable.
Tandis que je le suis dans l'escalier, le voici qui me conte la genèse de la chocolaterie. Il me raconte ses idées, ses voyages, les longues heures passées dans la cuisine de son petit studio, les emprunts auprès des banques et la difficulté de trouver un loyer raisonnable au cœur de la ville. J'acquiesce tout en prenant des notes.
Lorsque je pose le pied sur la dernière marche, je réalise à quel point l'atelier est immense. C'est un véritable dédale de couloirs et de pièces aseptisées, carrelées de blanc, qui s'étend sous toute la surface de la boutique et des bureaux attenants. Le sous-sol ressemble d'ailleurs à une fourmilière, tant les ouvriers sont occupés à dresser des gâteaux, à pétrir les pâtes et à préparer les crèmes. Le chef Jawara, avançant vers une table en inox sur laquelle s'affaire un homme grisonnant, me fait signe d'approcher. L'employé est occupé à garnir et à dresser de sublimes brioches à la cannelle. Elles sont tressées puis roulées sur elles-mêmes. Le résultat est époustouflant et j'ai hâte de les voir après la cuisson.
Tandis que je m'émerveille de la dextérité de l'ouvrier, le chef m'entraîne vers une gigantesque roue à chocolat. Le précieux cacao s'écoule en une cascade appétissante. Des apprentis, semblables à des Oompas-Loompas, se pressent pour remplir des moules à pralines en forme d'éléphant et de figurines représentant de nobles girafes. Sur une table, trône fièrement le résultat final. La finesse de leur cou est telle qu'elle leur confère une grâce certaine. La brillance du chocolat en fait même de véritables œuvres d'art.
Saisissant une cuillère, le chef me propose de goûter son mélange spécialement importé du Ghana. Il la trempe dans la fontaine, puis me la tend délicatement. À la minute où je porte l'échantillon à ma bouche, je sens des milliers d'étincelles picoter agréablement ma langue. Le chocolat fondant est corsé. Son petit goût fumé me transporte très loin sur les terres d'Afrique. Je frissonne de plaisir. Le chef éclate de rire en voyant ma réaction. Glissant un regard dans sa direction, je sens le rouge me monter aux joues. Efficace ce chocolat !
Un des employés interpelle brusquement le chef. Il aimerait qu'il goûte une crème pour voir si elle est suffisamment aromatisée. Jawara s'approche des taques à induction, trempe une autre cuillère dans la crème bouillonnante et la porte à ses lèvres charnues. Il ferme les yeux pour se concentrer. Lorsqu'il les rouvre, il donne une tape dans le dos de l'ouvrier, tout en levant le pouce. L'employé soupire, visiblement soulagé. Jawara le félicite puis tourne les talons. Le chef m'entraîne alors vers les autres pièces.
Dans l'une d'elle, se trouve un gigantesque four, devant lequel des fourniers en sueur sortent les pains, viennoiseries et autres brioches sur des platines fumantes. Leurs pelles à enfourner enfournent et défournent à une vitesse incroyable. L'un d'eux nous salue, puis coulant un regard vers le chef, il me tend un croissant tout droit sorti du four. La viennoiserie craque entre mes doigts, son fumet est enivrant. Je la porte à mon visage, tandis que j'en respire le parfum. Lorsque je le déchire en deux, un petit jet de vapeur s'évapore. J'en croque une bouchée et aussitôt je sens mon cœur fondre. Des notes subtiles d'amandes et de fleur d'oranger envahissent ma bouche. Le croissant porte le nom très poétique « d'Alger la Blanche ».
Le chef me raconte qu'il a également pris le temps de visiter l'Afrique du Nord et qu'il est tombé amoureux de leurs douceurs. Tandis que je déguste les derniers morceaux, le chef continue la visite. Nous passons devant d'immenses laminoirs, sur lesquels sont étalés des kilomètres de pâtes. Puis, je m'extasie devant les gigantesques chambres froides et autres congélateurs dans lesquels reposent entremets en préparation et autres matières premières. Lorsqu'il ouvre la porte pour me montrer l'intérieur, un froid glacial s'engouffre sous mon chemisier. Des dizaines de rayons pleins de platines couvertes de moules remplis de crème s'étalent devant mes yeux. Sur les rayonnages, des kilos de fruits exotiques : des bananes, des papayes, des mangues, des fruits de la passion, des caramboles,... C'est une explosion de couleurs et d'odeurs.
Lorsque nous ressortons, je réprime un frisson. Jawara me frotte amicalement le dos, en me poussant vers un autre couloir. Cette fois, il m'emmène vers l'entrepôt dédié au chocolat. Des rayonnages entiers de pralines colorées, aux multiples saveurs. Je m'émerveille. Tandis que nous nous apprêtons à traverser les rayons, le chef saisit un bol et commence à le remplir, choisissant soigneusement les chocolats. Nous nous dirigeons ensuite vers un escalier qui nous ramène à la surface, dans le bureau de Jawara.
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Le Carré de Chocolat
Short StoryDans "Le Carré de Chocolat", la critique culinaire, Héloïse Guérin, succombe aux charmes de l'envoûtant Chef Pâtissier, M'Tici Jawara, dans un récit comique et attachant. Amateurs de douceurs sucrées, c'est par ici que ça se passe ! "Le Carré de Ch...