Chapitre XIII

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Chapitre XIII
La nuit était plus longue que d'habitude. Les aiguilles de l'horloge étaient figées. Les nuages ne couraient plus dans la savane du ciel. Les étoiles menaçaient de tomber sur mon front. L'éclair fissurait silencieusement l'écran du ciel. Et le vent. Le vent retenait son souffle jusqu'à l'épuisement de l'espace. Ce soir, seules mes larmes sont rapides. Elles parcourent un nombre indéfinissable de kilomètres par heure sur mon visage épuisé par la douleur. Marqué par les coup violents que m'a servi ce destin qui jure de ne pas me lâcher. Brisé par ce chagrin profond que m'a laissé cet homme.
Je pleure. Comme d'habitude. Comme après chaque chute libre. Je saigne. Comme d'habitude. Comme après chaque coup de poignard que me gratifie la vie.La vie, cette belle femme qui nous accroche sur un nuage de bonheur mais qui oublie toujours de nous rattraper quand le vent dévastateur nous visite. La vie. Chaude et froide en même temps. La vraie démonstration de "On dous, On cho". Elle nous chevauche quand bon lui semble. Nous prend en levrette violemment. Nous caresse quelques fois. Et nous emprisonne dans un tourbillon orgasmique amère.
L'odeur des algues semble s'intensifier à mesure que les heures passent. La mer me donne l'impression qu'elle se rapproche de mon lit refroidit par mes larmes qui violent, depuis des heures, l'entrebaillement de mes paupières. L'écho de sa voix résonne entre les quatre murs de briques. La lune, dans sa couleur laiteuse fait briller mes yeux embués de larmes. Elle dessine la silhouette d'Edouard dans un faible mélange de clarté et d'obscurité. À cette pensée mon coeur se serre et une certaine rage m'envahit tout à coup. Ma blessure se métamorphose en rage. En un amas de colère. En incertitude. En réalité, je ne sais plus si je l'aime ou si je le déteste. Je suis prisonnière de mes sentiments. De cet amour impossible. Je n'ai même plus la force de me faire quelques illusions. L'amour, celui auquel je me suis accrochée a disparu.
L'aube impose trop tôt à notre île sa présence. Le soleil pointe son nez et caresse nos mornes de sa douce chaleur. Le crépuscule renaît une énième fois sur la ville. Le jour vient. Il viole l'intimité de la nuit et dévoile la nudité de l'horizon. J'ai vu le soleil se coucher avec mon bonheur et j'ai attendu qu'il se réveille pour le récupérer. Mais, le jour ne suffit plus à calmer ma douleur. Le soleil ne suffit plus pour me rendre ce que la nuit m'a pris.
Je n'ai pas dormi de la nuit. Pas une fois. Le temps m'a encore rattrapé. J'ai oublié s'il m'était compté. Ce soir, ce sera la veillée funèbre de ma soeur car demain, elle ira se reposer dans sa dernière demeure. Et comme la coutûme le veut, mon père prépare un grand festin en invitant toute la ville à boire du bon "tafya" , du thé et à manger. On va célébrer! J'ai toujours trouvé cela stupide. Perdre un proche et fêter la veille au soir, du jour où on s'apprête à lui dire au revoir. Je n'ai jamais réellement compris le sens de ce festin. Boire, manger, et réunir tout le monde. Maintenant, je comprends mieux qu'il ne s'agit pas simplement de "fêter" comme le pense la plupart des gens. La veillée funèbre est en fait un dernier doux moment que l'on passe avec le défunt. On fait justement, ce qu'on avait l'habitude de faire avec lui pendant son vivant. On se remémore le passé, sa présence. On rit en son honneur. On ne fête pas la mort. Loin de là. Au contraire, on célèbre bien plus. La vie. On célèbre la vie du disparu et on vit en quelques heures insignifiantes les moments qu'on a eu la chance de passer en sa présence pour ensuite lui dire au revoir.
La nuit est tombée aussi vite que prévu, je me suis vêtue de la robe blanche que m'avait offerte Annie pour mon vingt quatrième anniversaire et j'ai chaussé des basket blanches comme une vraie Port-au-Princienne. Les filles étaient habillées comme moi et je me suis abstenue de leur expliquer la raison de notre visite chez Armand.
À notre arrivée, tout se déroulait exactement comme je l'avais imaginé. La cour était bondée de monde. Beaucoup faisaient semblant de s'étonner de ma présence. Alors qu'on sait tous qu'ici les nouvelles vont plus plus vite qu'une rivière en crue.D'autres faisaient semblant d'être heureux de me revoir. Tout le monde était occupé. Certains mangeaient, dansaient, bavardaient et riaient tandis que d'autres jouaient aux cartes et aux dominos.
Je reconnais tous les visages présents ce soir. Certains me disent quelques choses. D'autres pas. C'est fou, comme on peut vieillir en dix ans! Certaines filles de mon âge ont vieilli plus que moi. On dirait que vingt années se sont écoulées dans leurs vies et dix dans la mienne!
- Mélody! Quelle bonne surprise! S'écria une voix que j'avais du mal à identifier.
Je me suis retournée et j'ai perçu le visage de Camiya qui n'a pas beaucoup changé, malgrés les années.
- Camiya! Comment vas-tu? Tu n'as pas beaucoup changé sinon que tu restes très belle!
- Je ne peux pas dire autant pour toi! Tu me parais tellement plus mûre! Alors comment ça va, la vie? Tu es mariée maintenant? Des enfants?
- Non. Maintenant, mes nièces sont mes enfants. Et toi?
- Oui, j'ai deux petits garçons. Je me suis mariée avec Tantan. Tu te souviens de lui?
- Bien-sûr! Félicitations à vous! Je suis bien surprise que vous deux soyez ensembles!
- C'est une longue histoire! Suite à ma grossesse, alors que je n'avais que 18 ans, mes parents nous ont marié! Je n'ai pas été aussi courageuse que toi pour me rebeller! Bon bref, comment fais-tu sans mari? Quand comptes-tu te marier?
- Je vois. Tu me fais rire. Je n'ai pas besoin de mari pour être heureuse. Le jour où je trouverai la personne idéale! Je ne peux pas rester discuter plus longtemps, je dois voir mon père et le reste de la famille.
Et je pris congé de mon ancienne amie pour aller retrouver la famille. À peine je pénétrais le salon, mon père s'est levé pour m'acceuillir. Il était encore plus fragile qu'avant. Ça me fait peur.
- Mel, comment vas-tu?
- Très bien et toi?
- Mel, je...
- Ne te fatigues pas. Ça va. Ce soir, c'est le moment de vivre Annie une dernière fois. On doit faire quelque chose de différent. Lui ai-je dit en me dirigeant vers mon atelier.
Ce soir, je vais faire ce qu'Annie aurait voulu que je fasse! Je vais l'honnorer car la vie ne m'avait pas donner l'opportunité de le faire une dernière fois.
J'ai transporté mes matériels jusque sur la cour. Tout le monde m'observait. La musique s'élevait haut vers le ciel jusqu'à disperser les nuages et rassembler les oiseaux. Tout le monde s'arrêtait. Les danses étaient stoppées. Les jeux suspendus. Ils ont fait un cercle autour de moi. Ils restaient silencieux.
J'oubliais un instant tous mes problèmes pour me concentrer sur mon tableau. Je laissais mon amour et ma tristesse s'exprimer sur la toile vierge. Je me souviens qu' Annie était la première personne à s'apercevoir de mon talent et à m'encourager. Je peignais souvent en sa présence. Elle était toujours à mes côtés comme une mère. Lors de ma première dent, de mon premier mot, de mes premiers pas, lors de mes premières règles et j'en passe. Dieu! Qu'elle va me manquer!
Les larmes coulaient de mes yeux. Un flot de tristesse s'emparait de mon âme pendant que j'achevais la toile. Un cri perçant s'éleva de la foule! C'est Katianne qui s'est mise à pleurer et ensuite d'autres larmes ont coulé à la vue de mon oeuvre. Mon père était inconsolable.
Le tableau nous montre, Annie et moi, toutes jeunes sur la plage, un soir. On s'enlaçait. Je ne sais pas pourquoi j'ai choisi ce moment parmis les milliers que nous avons vécu mais je sais que ce jour-là elle rayonnait de bonheur et elle m'a dit qu'elle compterait les étoiles du ciel et qu'elle me les offrirait. Ce qu'elle ne sait pas, c'est qu'elle m'a offerte bien plus que les étoiles. Elle m'a offerte une soeur et ça vaut toutes les richesses du monde.
Ce soir, les autres vont boire, se saouler, puis partir pour revenir demain te dire adieu. Moi, je vais boire tard avec l'illusion que tout est bien et le lendemain, je vais me réveiller avec la gueule de bois,  un mal de tête, et la réalité à mes trousses. Les "au revoir" sont toujours pires que les adieux! Pourtant, on passe notre temps à dire au revoir à nos proches suspendus dans l'au-delà, sans jamais trouver le courage de leurs dire adieux! Ce soir, je ne te dirai pas au revoir ma soeur. Encore moins adieu, demain! Je te dis juste à bientôt! Rendez-vous tous les soirs pour compter les étoiles.

L'interdit à Fleur de PeauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant