III

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Les deux sœurs baignèrent enfin dans l'air libre qui les accueillit, ému, malgré les puissantes rafales de vent qu'il levait. Elles s'élancèrent sur les pavés des petites ruelles à l'allure sombre. Le souffle saccadé, elles couraient. Elles couraient malgré leurs muscles douloureux, malgré l'angoisse qui creusait leur estomac. Ces femmes étaient prêtes à ramper sur le sol pour s'échapper de ce lieu trop différent, de ces personnes si néfastes pour elles.

La grande tour de la ville laissa ses cloches résonner au milieu des nuages gris. Le son bondit entre les murs et fit frémir les évadées. Vénus observait le paysage dans sa course. Le ciel semblait plus bleu. Une couleur si pure, qu'elle avait pour habitude d'observer sous les rayons enjôleurs du soleil, allongée dans la verdure.

La forêt lui manquait. Celle où petite elle pouvait soigner les fleurs mourantes, guérir les arbres malades, plonger dans les feuilles de cuivre qui s'harmonisaient si bien avec ses cheveux. La pureté des chênes et des sapins, le séquoia géant qui semblait danser avec elle quand la brise s'élevait. Le pétrichor au petit matin, l'écho de la pluie entre les feuilles des arbres, le tonnerre qui berçait ses nuits. Pourrait-elle danser à nouveau sur l'herbe fraiche ? Se perdre dans les chants des oiseaux ?

Ici, il n'y avait que de la terre morte.

Ses souvenirs s'effritèrent sous un puissant détonement qui résonna dans la ruelle. Son esprit fut heurté par ce rugissement douloureux. Vénus observa l'homme au bout de l'allée, une arme à feu dans les mains. Son regard se porta jusqu'au mur, frappé par la balle et bien trop proche d'elles. Ivory se précipita sur sa sœur pour saisir son poignet et la tira dans le sens inverse, les obligeant à revenir sur leurs pas. Leur nature n'était pas de taille face à cette puissance inhumaine.

Les tirs fusaient sur les deux jeunes femmes, parfois les frôlant de peu. Ces bruits sourds les frappaient de plein fouet, rendant leur cœur pantois. Tandis qu'elles semblaient enfin sortir de cette rue, Vénus sentit une douleur lancinante frapper son bassin. Ivory, qui s'apprêtait à longer le Felicity pour atteindre un chemin voisin, eut le réflexe de se tourner vers sa sœur et la rattrapa de justesse. Mais son visage devint d'une pâleur extrême quand l'horreur l'eut frappé. Sa chemise autrefois blanche s'inondait d'une sombre couleur pourpre, annonçant un terrible destin.

La jeune femme aux boucles d'or l'épaula jusqu'au bâtiment, qu'elles devaient initialement fuir. Les deux sœurs se réfugièrent entres deux caisses en bois, à l'abri des regards. Cachée à l'arrière du Felicity, pendant qu'elle pressait désespérément la blessure de sa sœur, la balle encore logée dans sa chair. La pluie commençait à tomber, se mélangeant aux pleurs déchirants d'Ivory, observant Vénus se mourir à petit feu.

– Qu'est-ce que je dois faire... Elle chuchota, sa voix vacillant à chaque mot.

Vénus posa sa main sur la joue de sa sœur, inondée par les larmes. Son regard vitreux imprimait chaque détail de ce visage qui lui avait tant manqué. Ces lèvres fines d'une jolie couleur rosée, ces adorables taches de rousseurs qui parsemaient son visage, et ces yeux vert émeraude se reflétant dans les siens. Vénus avait toujours préféré ceux de sa sœur, elle aimait cette étincelle de détermination qui flamboyait en eux.

Elle était certaine qu'ils pouvaient retourner tout un monde.

– Les voilà ! Monstres !

Ivory se tourna subitement et put observer avec frayeur, les nombreux policiers qui accouraient vers elles. La chemise – à présent trempée par le sang – se couvrit lentement d'un lierre, puis parcourut chaque parcelle de sa peau vierge. La jeune femme suffoquait, observant le corps de sa sœur se faire envahir par ces plantes à une vitesse effroyable. Elles remontèrent jusqu'à son menton, puis ses joues. Vénus, à présent incapable de parler, remua avec difficulté ses lèvres qui formèrent un doux merci. C'est le visage serein qu'elle s'endormit pour la dernière fois. Pendant qu'Ivory l'observait, l'esprit loin du chaos qui résonnait derrière elle.

Elle ne voyait plus les hommes les encercler, ni le ciel, pleurant avec elle. Seul le visage blême de Vénus inondait son âme, elle se noyait, l'air devenait irrespirable, le monde tournait. La jeune sœur fondit dans les bras de Vénus et dressa une seconde barrière de lierre, qui eut comme mission de recouvrir les deux femmes. Elle s'enfonça à son tour dans ce nid, et admira pour la dernière fois sa sœur.

– Les hommes sont trop sectaires pour comprendre qu'un être puisse être spécial. Mais le ciel nous aime, et la terre est notre mère. La mort ne se dressera pas entre nous. Nous sommes éternelles, Vénus. Plus que tout, tu t'élèveras, contrairement à ceux qui t'ont trainé dans la boue. La vie n'était que le seuil de notre futur.

Ce furent les derniers mots d'Ivory, avant que la plante grimpante ne les recouvre définitivement, sous les regards ahuris des hommes. Un policier s'avança prudemment vers le bâtiment en bois, pendant que les feuilles continuaient de submerger la bâtisse. L'homme plongea ses mains dans la mer verte, à la recherche de leurs corps. Son regard exprima une angoisse sourde, et sa voix trembla quand il prit la parole.

– Elles ont disparu.

L'Ascension de VenusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant