Chapitre III partie 2

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Ce fut avec deux têtes de plus dans un autre sac qu'ils reprirent la route sous un renouveau de pluie. Ils progressèrent lentement, aussi maussades que le ciel, à pieds aux cotés des chevaux. Croquetard marchait avec la tête basse, accablé par la pluie. Le percheron, quant à lui, demeurait aussi fringant que jamais, malgré la crinière détrempée collée à son encolure. Il progressait à bon rythme, la tête haute, l'air déterminé à avancer, et sa vision donna un renouveau de courage et de résolution à Mesha.

« Ma parole, c'est que la pluie n'arrive pas à entamer ton humeur, toi ! » lui lança-t-elle avec affection.

Ascelin rit :

— C'est à moi que vous parlez, ou à lui ? réalisa-t-il en désignant le cheval de trait.

— À lui.

— Je m'en doutais. Vous parlez souvent à vos chevaux ?

— À qui d'autre ? Je ne suis pas habituée à une autre compagnie !

— Oh. Évidemment. Vous serez donc ravie d'apprendre qu'il s'appelle Vaillant.

Mesha se figea sur place et réalisa avec effroi :

— Il est à vous ?

Ascelin la scruta avec un air malicieux. Il sembla hésiter à faire une réponse, avant de se raviser et de soupirer :

— Non. Il appartenait au charretier du village. Mais il me rendait bien des services en m'aidant à transporter mes marchandises de temps à autres lorsque mes propres attelages étaient trop chargés.

Mesha fixa Ascelin à travers les rideaux de pluie fine mais drue. Elle ne le comprenait pas.

— Vous... auriez pu prétendre que oui, souffla-t-elle, perplexe. Vous auriez pu me le réclamer à la bifurcation de Sainte-Luce pour le garder pour vous !

— Et qu'en ferais-je ?

— Hé bien... je suis certaine qu'il sait répondre aux rênes. Peut-être pourrait-il faire une bête de selle... à défaut, vous auriez pu le vendre et en tirer un bon prix, pour vous refaire une santé !

Il lui sourit d'un air triste :

— Ne me tentez pas, murmura-t-il. Je ne saurais vous mentir, à vous qui m'avez sauvé à plusieurs reprises et avez partagé vos repas avec moi, à vous qui m'avez même fait confiance pour me laisser boucler vos affaires sans même y jeter un œil. Ce cheval ne m'appartient pas, vous l'avez trouvé avant moi, il est donc à vous, désormais. Et puis, ses bâts sont lourdement chargés de vos bagages. Cela me fendrait le cœur de voir une telle charge sur le dos d'une bête de la qualité de votre alezan !

Il parut hésiter ensuite en contemplant ce dernier avec admiration :

— C'est un destrier, n'est-ce pas ?

Elle se figea. Il avait reconnu la valeur de Croquetard... seul un œil habitué à contempler des chevaux de toutes sortes pouvait différencier un destrier d'un roncin, surtout un destrier à la mine si piteuse, si lourdement chargé et si abattu de pluie et de fatigue.

— Qu'est-ce qui vous le fait dire ? retourna-t-elle avec circonspection.

Il sourit :

— Une habitude. J'ai moi-même possédé plusieurs types de chevaux au cours de ma vie.

— Lorsque les affaires marchaient bien ?

— Entre autres. Le fait est qu'il est d'une démarche sure et puissante, fougueux mais honnête, il semble franc sous les brides, ses jambes sont droites et ses allures sont bien posées. Je ne l'ai pas encore vu hésiter sur un seul pas malgré son lourd chargement. J'ai en revanche contemplé sa dextérité à la charge de bataille, dans la rue principale d'Ibma, et son habitude à répondre autant aux mouvements de vos pieds et de votre dos qu'à la bride. Sans parler de sa charge : il n'a pas paru vraiment gêné à l'idée de percuter lui-même frontalement un ennemi.

— Il est en effet habitué à la charge de bataille. Nous avons travaillé ensemble les charges sans le contrôle des brides, pour me permettre d'armer mes deux mains. Même avec un bouclier en main, je n'ai qu'un maigre talent à garder les brides. J'aime autant ne pas me préoccuper de mes mains sur les contrôles de mon cheval lorsque je charge. Je l'ai donc habitué à me répondre ainsi.

Le regard d'Ascelin pétilla d'une compréhension qui l'inquiéta.

— A la manière des chevaliers, hein ? sourit-il avec une malice à glacer les sangs.

Elle déglutit. Qu'avait-il compris d'autre, encore ?

— Vous avez l'air fort versé dans les arts des couteaux ou des lames ! lui renvoya-t-elle pour le désarçonner dans ses secrets à son tour. Ainsi que dans la science des chevaux, tout particulièrement ceux de monte. Enfin, vous semblez familier des manières de bataille des chevaliers, cher Ascelin !

— N'y voyez là nulle malice !

Elle lui lança un regard perçant et scrutateur sous ses sourcils, surveillant sa réaction. Il comprit à son expression qu'il ne s'en sortirait pas par l'une des pirouettes d'élocution dont il avait l'habitude et se renfrogna :

— J'ai embrassé une carrière militaire, avant de me convertir aux affaires, avoua-t-il.

— Oh ! Alors tout s'explique ! comprit-elle soudain. Vous êtes un déserteur !

Il sursauta et balaya les alentours d'un regard inquiet et irrité, en lui faisant signe impérieux de faire silence :

— Chut ! Pas si fort, voyons ! Nous sommes sur une route, qui sait qui pourrait entendre... et puis... déserteur... je n'aime guère le terme. Mais... j'imagine qu'en l'absence de meilleure description...

Mesha soupira et tourna les talons pour reprendre la progression sur la route boueuse. Elle était presque déçue. Voilà qui expliquait tout : ses mains calleuses au passage de la fusée d'épée ou de l'énarme du bouclier, son cou puissant habitué à soutenir une tête casquée, ses jambes arquées de cavalier militaire, sa connaissance des armes et des bêtes de bataille, certainement son habitude des manières des chevaliers, qui avaient dû diriger ses charges de cavalerie à l'entraînement ou sur les champs. Peut-être avait-il même été écuyer ou page dans son jeune âge, d'ailleurs. Pas un tueur à gages, donc. Tant pis. Ça aurait été intéressant.

— Vous semblez déçue ! nota-t-il en lui emboîtant le pas. Les anciens soldats ont-ils si peu de valeur à vos yeux ?

— Ah... ce n'est pas ça.

— Parce que vous me prenez pour un lâche sans honneur désertant pour fuir le combat ?

Mesha releva le regard sur lui pour le jauger. Il paraissait froissé et semblait prêt à en découdre pour défendre son honneur si elle avait le malheur de laisser entendre que telle était son opinion. Elle se borna donc à le dévisager en silence, sans ralentir sa marche, en attendant qu'il s'explique de lui-même. Il ne tarda pas à le faire :

— J'ai quitté mon corps d'appartenance lorsque j'ai rencontré Miryme. Ma femme, précisa-t-il devant le regard interrogateur. Elle venait d'Ibma, comme vous le savez. Je ne pouvais l'épouser par ma condition, j'ai donc abandonné mon statut et je suis allé la rejoindre à son village natal. Je me suis fait marchand d'étoffes car elle était couturière et versée dans l'art des différents tissus et de leurs spécificités, elle m'en a donc enseigné les qualités et les particularités.

Il marqua un silence et soupira avec une immense tristesse, plongé dans les soupirs nostalgiques de sa vie heureuse. Mesha ne dit rien. Que pouvait-elle bien dire à un homme qui avait tout abandonné derrière lui pour épouser l'amour de sa vie, avant d'en être fait veuf ?

La pluie redoubla d'intensité et elle poussa un juron étouffé en tirant furieusement sur son capuchon pour le descendre plus bas encore sur son front.

La Compteuse d'Âmes [publié en Auto Édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant