Chapitre III partie 3

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— Ce temps va méchamment me taper sur les nerfs, grimaça Ascelin en se ressaisissant. J'espère qu'Herbert aura la bonté de m'offrir l'un de ses potages et un coin auprès de son feu pour me réchauffer, une fois à Sainte-Luce !

— Ah ! Taisez-vous donc !

Il pouffa :

— Vous ne m'accompagnez pas ? Sainte-Luce n'est guère éloignée de cette route. Cela vous ferait une escale avant Ardeville. Mon ami Herbert est aubergiste. Il me doit quelques services, peut-être acceptera-t-il de me rendre la pareille au moyen d'une chambre au sec et d'un repas chaud, et peut-être sa générosité pourrait-elle vous inclure si je lui en fais vœu.

— Je suis pressée d'arriver à Ardeville, se défendit-elle. Et si votre ami me refuse la charité, j'aurais perdu mon temps pour rien. Je n'aime pas dormir dans les rues des bourgs trop importants. J'aime autant qu'on me laisse seule en toute quiétude en rase campagne.

— Mmh. Je vous comprends. Et je ne peux vous promettre qu'il acceptera de vous offrir le gîte à vous aussi. Il n'est pas du genre charitable, d'habitude. Il rechigne toujours à me rembourser les services qu'il me doit. C'est à vous de voir si vous voulez rouler votre bosse dans l'espoir d'une nuit au sec ou non !

Elle soupira et ne répondit pas. Sainte-Luce était une ville de taille conséquente pour la région, et si ce qu'Ascelin lui avait enseigné sur les pricaires était vrai, il ne valait mieux pas qu'elle attire l'attention sur elle. Et puis... elle devait se rendre à l'évidence. Toutes les attaques de Creux qu'elle avait dû affronter avaient eu lieu en ville ou dans une bourgade d'au moins une centaine d'âmes. Les Creux étaient ce qu'elle craignait le plus, et elle préférait éviter de se retrouver sans armes et sans Croquetard, piégée dans une nasse avec pour seule compagnie plusieurs centaines de Sans-Âmes qui la scrutaient de leurs yeux vitreux.

— Navrée, l'ami, répondit-elle enfin. Je ne me sens pas en veine aujourd'hui. Je passerai mon chemin et poursuivrai vers Ardeville.

— Comme il vous siéra. Sachez que je n'aurais donc pas l'occasion de vous rembourser ma dette. Ce sera dommage.

Elle ne répondit pas. Ils cheminèrent un moment, en silence, sous la pluie. Plus le temps passait et plus elle sentait son humeur se dégrader. Elle avait froid, elle avait faim, elle était lasse, et elle rêvait de sa solitude que le bourgeois lui avait si simplement dérobée en se collant à ses pérégrinations sans lui laisser le choix.

A l'issue de l'un de ses soupirs excédés, il la scruta avec agacement de sous le rebord de son capuchon :

— Est-ce que vous êtes toujours d'aussi mauvaise humeur, Mesha ? lâcha-t-il avec vexation.

— Non. Pas toujours. Parfois c'est pire.

Il ricana avec nervosité, percevant l'ironie. Tant mieux. Elle espérait qu'il ne commettrait pas l'impair d'insister sur le caractère avenant et souriant qu'une dame se devait d'arborer. Trop d'hommes avaient essayé de lui rabâcher à quel point son minois serait plus agréable si elle souriait et à quel point sa compagnie serait meilleure si elle devenait plus douce et plus avenante. Elle était une mercenaire, que diable, pas une fille à marier ! Aussi, le dernier malotru qui avait osé l'enjoindre à sourire avait fini avec une dent cassée et un nez tordu par son coup de poing ganté d'acier. Et sincèrement, elle se surprenait à n'avoir guère envie de faire subir le même sort à Ascelin.

Mais il n'insista pas, se renfrogna, baissa les yeux sur ses pieds alourdis de boue. Alors, elle soupira de plus belle et se décida à s'expliquer :

— Sincèrement, Ascelin, comment voulez-vous que je sois de bonne humeur ? Avez-vous vu ce temps ? Je suis trempée jusqu'aux os et pas un seul de mes vêtements dans mon bagage n'est encore sec. J'ai froid, j'ai faim, j'ai envie d'un toit et d'un bon ragoût. Vous m'avez également convaincue que je suis l'archétype de la persona non grata dans la région, par la simple possession de mes armes et de mes chevaux. Ce qui, admettez-le, diminue d'autant mes chances d'obtenir ce fameux toit et ce fameux ragoût dans le coin. D'ici là, on patauge dans la bouillasse, nos pas sont lourds, je transporte des têtes tranchées et j'ai encore massacré des tas de gens il y a quelques nuits à peine à Ibma ! Quelle personne normale serait de bonne humeur, dans ces conditions, hein ?!

— Oh. Bien sûr...

— Sans compter sur le fait que je suis une solitaire, qui apprécie sa propre compagnie plus que celle des autres, et me voilà affublée de votre présence ! Sans vouloir vous vexer, hein, mais je ne vous connais pas vraiment et je n'aime pas voyager avec qui que ce soit, moins encore avec un étranger qui s'impose de la sorte...

Il fit la moue, vexé par l'affront, mais ne riposta pas. Au lieu de cela, il baissa les yeux, s'assombrit.

— Et n'essayez pas de me rappeler à quel point une dame se doit d'être avenante, acheva-t-elle avec colère. Vous regretteriez ces paroles à peine les auriez-vous prononcées, vous m'entendez ?

— Loin de moi cette idée, Mesha... à vrai dire, pour être tout à fait honnête avec vous, seriez-vous d'une compagnie plus enjouée que je ne l'apprécierais pas à sa juste valeur. Je crois que je ne ferais que broyer du noir...

Mesha tressaillit et se riva sur son mystérieux compagnon. Il avait parlé d'un ton bas, vibrant, intense et lourd de tristesse. Il avait le regard assombri, les épaules voûtées, et sa mine n'avait plus rien de l'éclat de malice qui le rendait si pétillant. En fait, ses yeux étaient détrempés et des larmes menaçaient de perler à leurs commissures.

Il capta son attention et posa son regard humide sur elle. Il lui adressa un sourire triste :

— Tant que vous êtes de mauvaise humeur, murmura-t-il, ma peine m'apparait un peu moins lourde à porter.

Mesha sentit ces mots la frapper en plein cœur comme s'ils avaient été une flèche. Elle ne sut trop pourquoi, mais elle posa une main amicale sur son épaule dans un signe de réconfort. Ce fut davantage un réflexe, une action irréfléchie et spontanée qui lui vint sans crier gare. Elle parut apaiser le pauvre bougre, qui ravala ses larmes et frotta ses yeux. Il prit une profonde inspiration tremblante de sanglots menaçants, puis releva le regard sur la ligne d'horizon grise et embrumée de pluies. Il serra les dents, et son visage se recomposa de nouveau le masque effronté et insolent qu'elle lui avait trouvé à leur première rencontre.

Mesha ne dit rien. Il n'y avait rien qu'elle pût dire. Elle se contenta donc d'attarder un peu sa main sur son épaule, avant de reporter son regard sur l'horizon à son tour. Elle venait de découvrir que cet étrange-là avait trouvé le moyen de réveiller en elle ses plus vives réactions de compassion, et cela ne lui plaisait guère.

Ils poursuivirent leur route en silence, mais la guerrière s'attacha à conserver sa mauvaise humeur, un peu parce qu'il venait de lui avouer qu'elle le soulageait.

Avec son réveil tardif, ralentis par la boue qui retardait leur progression sur la route, et accablés de pluie, ils trouvèrent la bifurcation pour Sainte-Luce seulement dans la fin de l'après-midi. Au fur et à mesure qu'ils s'en approchaient, leur attention fut attirée par un attroupement de paysans et de bourgeois, massés sous la pluie en écoutant les éclats de voix qui montaient d'une gorge claire et forte, mais nasillarde et éraillée qui sonnait comme une crécelle.

— Qu'est-ce que c'est que ça, par tous les Dieux ? jura la jeune femme en mettant une main en visière sous la pluie pour lever un peu la tête vers le groupe.

— Je n'en sais rien. Allons voir. Soyons prudents. Mesha, je vous propose une précaution qui ne va pas vous plaire : vous et moi, si nous sommes interrogés, prétendons être un chevalier et son écuyer, voulez-vous ?

Elle le scruta avec perplexité. Il parut gêné :

— Je vous l'ai dit, les pricaires n'apprécient pas de voir une femme possédant armes et chevaux. Je serai chevalier et vous mon écuyer. Vous menez un destrier chargé d'une épée et d'une hache de guerre ainsi qu'un roncin qui transporte des mailles et un écu, après tout ! C'est la seule explication rationnelle. Votre visage glabre et votre voix passeront pour ceux d'un jeune homme encore imberbe.

— Oh, sang d'Irit !

— Et par le Patriarche, cessez donc de jurer sur les Anciens Dieux !

Elle roula les yeux au ciel mais se résigna.

La Compteuse d'Âmes [publié en Auto Édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant