Personne n’a jamais fourni aucune explication au microclimat de stupidité qui règne dans un rayon de 500 m environ autour de l’église du Saint-Prépuce.
Tenez, un exemple. Un jour, un cousin fraîchement débarqué de Calabre a confié « un paquet de levure » au boulanger de la rue Romain Gary. Le cousin a très rapidement eu des ennuis avec la justice qui lui a fourni un logement pour une vingtaine d’années. Il y a de ça trois mois, le boulanger a été tout étonné de voir que son pain ne levait pas comme d’habitude. Il était arrivé après son apprenti à l’atelier pour des raisons affriolantes et extra-conjugales. L’apprenti avait ouvert le paquet de levure du cousin et déversé le contenu dans le pétrin. Le pain n’a pas levé : il semble que la cocaïne ne stimule pas la farine aussi bien que la levure. Le boulanger a raconté l’anecdote à qui voulait l’entendre. Un juge a voulu l’entendre. Depuis on n’entend plus parler du boulanger.
Ce microclimat ne frappe pas que les habitants. La semaine avant Noel, le facteur a sonné chez Mathieu. Ce qui veut dire qu’il a placé son index sur un bouton de sonnette qui est jouxté au-dessus et en dessous par deux écriteaux « chien méchant ». Un troisième et un quatrième écriteau sont fixés sur la porte basse du jardinet qu’il a fait grincer en l’ouvrant pour déposer le colis Amazon contenant — nous l’avons appris plus tard — le cadeau de Noel du chien. Il paraît qu’il sort de l’hôpital dans trois semaines et que la poste lui a trouvé un autre poste.
Tous les jours après son dur labeur de guichetier à l’état civil, Manolo entrait dans le Café des Abattoirs avec son bulletin de tiercé en main et en criant « ça y est, j’ai gagné le gros lot ! ». Tous les jours, il s’écriait « ça y est je vais pouvoir me payer une Ferrari ! ». Après vérification dans le journal hippique, Manolo lançait, comme chaque jour, imperturbablement « Bon, demain, c’est sûr, je gagne de quoi me payer une Ferrari ! » Après quoi il tendait l’oreille vers le bulletin météo pour remplir son bulletin de tiercé.
Manolo avait un système bien à lui pour jouer au tiercé, basé sur les phases de la lune, la température moyenne sous abri de la veille et la date du jour. Quand la fin de mois et un nombre de canassons au départ inférieur à 31 venaient l’embrouiller, il se rabattait sur le mois en cours. À force, on a fini par dresser l’oreille quand la radio donnait la température moyenne sous abri du jour un peu avant les résultats du tiercé. « Tiens demain Manolo joue Moins-Cinq, comment va-t-il bien pouvoir faire ? » Manolo jouait le Cinq, ni plus ni moins.
Avec Popeye, au moins une fois par semaine on lui prête notre journal, on lui fourre nos savants pronostics sous le nez. On lui explique pourquoi même en décembre, le numéro Douze est au départ parce que le propriétaire veut montrer à sa maîtresse qu’il lui reste quelque chose d’un étalon, que le canasson va finir dernier. Manolo mise sur le Douze. Je dois reconnaître que sur cette course on a eu tort. Le Douze a fini avant-dernier.
Après un aller-retour en face pour jouer son tiercé quotidien, Manolo revenait pour le deuxième acte : demander à Christiane si elle avait des timbres pour lui. Manolo était philatéliste comme on peut être végétarien ou communiste : de tout son corps, de toute son âme. Il interceptait tous les timbres arrivant à la maison communale. Quand un courrier arrivait d’une contrée lointaine, les couleurs exotiques de la vignette le mettaient en joie pour la journée.
L’arrivée des timbres autocollants lui a fait un grand coup au moral. Manolo s’est mis à racketter tout le quartier pour qu’on lui donne les timbres exotiques. Manolo les récoltait surtout à la saison des cartes postales de vacances et à la saison des vœux.
Pour un timbre exotique, Manolo était prêt à tout. Il allait régulièrement faire les poubelles des ambassades pour se trouver des timbres venus d’Inde ou des Bermudes. Rares sont les timbres diplomatiques rescapés de la déchiqueteuse, mais Manolo ramenait de temps en temps un rescapé pour sa collection. Quand c’était le cas, il se renseignait sur la fleur, l’animal ou le grand homme d’état représenté sur la vignette postale.
Les horloges en panne donnent l’heure exacte deux fois par jour. Les planètes ont fini par s’aligner correctement. Appelez ça le destin si vous voulez. Toujours est-il qu’un 8 mars, température moyenne sous abri la veille : 7 degrés le Huit, le Trois et le Sept ont fini par arriver dans cet ordre.
Christiane s’est arrêtée de servir une gueuze pour se demander à voix haute si Manolo était au courant qu’il avait gagné. La réponse lui est parvenue du bout de la rue. À 200 m qu’on l’entendait hurler, Manolo.
« — J’ai gagné ! J’ai gagné ! J’ai gagné ! »
Il a bien dû le répéter mille fois avant de s’asseoir.
« — D’accord Manollo, tu as gagné. Mais tu as gagné combien ? On pourra faire un tour dans ta Ferrari ? Tu sais qu’ils ne les font pas en diesel ? »
Manolo a haussé les épaules. Manolo a traversé la rue pour aller s’informer de l’ampleur de son gain. Je n’ai jamais vu une veine battre aussi fort au cou d’un homme. Quand il a retraversé la rue, sa veine s’était nettement calmée. Il a sorti une poignée de billets de sa poche.
« — J’ai pas osé compter. »
Sa voix était plus pâle que d’habitude quand il a dit
« — Christiane, tu nous gardes une bouteille de champagne pour samedi soir ? »
Et il est sorti.
Le samedi soir, toute la terrasse l’espérait aux environs de vingt heures. Vers 21 h -30 un Manolo toujours invisible s’est rendu audible. Il chantait du Sardou à tue-tête. Il a fini par tourner le coin de la rue. Deux fils blancs lui sortaient des oreilles.
« — C’est mon nouveau téléphone ! Il fait aussi walkman ! Christiane, tu sors le champagne s’il te plaît ? »
Posément, il a sorti de sa poche un iPhone dernier modèle.
« — Le vendeur m’a fait essayer des écouteurs spéciaux. Je n’entends vraiment que Michel et son orchestre. Dis un truc pour voir ?
— Ta Ferrari vient d’appeler, elle a eu un petit accident.
— Je. Ne. Sais. Pas. Je n’ai rien entendu. Et encore là le volume n’est pas au maximum ! »Christiane est sortie avec les flûtes. On a trinqué. Un petit vent frais rendait les vingt et quelques degrés parfaitement supportables.
« —Je n’ai a acheté que téléphone. Afrique Adieuuuuu… Christiane, une autre bouteille s’il heu plait » Manolo ne s’entendait plus parler, il fallait sortir le décodeur à syllabes.
Manolo a plongé la main dans la poche-portefeuille de sa veste. Une fraction absurde de seconde je me suis attendu à le voir sortir des clés de Ferrari. C’était une toute petite pochette en plastique translucide.
À l’intérieur il y avait un timbre tchécoslovaque représentant un gars qui était allé dans l’espace.
« Afrique Adieuuuu…. Ousaviez que ce gars a télé éputé européen ? »
On a fait non de la tête. Manolo a posé le timbre bien à plat dans sa main pour qu’on puisse l’admirer.
« Pop » a fait la bouteille de champagne.
« Aaaah » avons-nous répondu. L’addition de nos souffles a suffi a redonner des ailes au timbre de l’espace.
Manolo s’est précipité à la poursuite de son trésor tout en fredonnant du Sardou à tue-tête. Il en était à « Ton cœur s’en vara » quand la camionnette de la Poste l’a oblitéré à bout portant. Quand les pompiers sont arrivés pour constater qu’il n’y avait plus rien à faire, c’est « Et mourir de plaisir » qui sortait de ces putains d’écouteurs.
VOUS LISEZ
Pulling a Bradbury
Short Story“Écrire un roman, c’est compliqué: vous pouvez passer un an, peut-être plus, sur quelque chose qui au final, sera raté. Écrivez des histoires courtes, une par semaine. Ainsi vous apprendrez votre métier d’écrivain. Au bout d’un an, vous aurez la...