Dix kilomètres à la ronde

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Ce matin, j'ai tronçonné un acacia acariâtre qui s'est couché de colère et de vieillesse sur la route. J'ai expliqué à un Anglais à la retraite que si son smartphone ne recevait pas les résultats du match de Liverpool en particulier et rien du tout en général c'est normal : l'antenne la plus proche est trop loin. J'ai ramené Théodore, le plus vieux chien fugueur du monde à sa propriétaire qui n'est pas toute jeune non plus. Je ne suis ni bûcheron ni consultant en télécom ni vétérinaire (j'aurais pu, mais les étudiantes en médecine étaient nettement plus jolies) : je suis le maire. Il est 9 h 59 et j'ai un mariage à 10 h. 


Ils n'étaient pas là. Les mariés, eux, étaient là : Magali et Jean-Philippe, deux enfants du pays qui y sont revenus pour se marier. Le village était presque là. La salle des mariages peut accueillir tout le village même les grabataires et les nourrissons. Eux, ils n'étaient pas là.


Quand il manque une personne à un mariage toute la noce se déplace en convoi jusqu'à la maison du retardataire pour aller le chercher. La plupart du temps, c'est un ami du marié qui a un peu trop fêté et qui est ivre mort. Une fois, nous avons eu un décès sans rapport avec l'ivresse. 


Quand il manque deux personnes à un mariage et que ces deux personnes sont Diane et Martin, les deux personnes les plus importantes à dix kilomètres à la ronde, on se regarde, on ne dit rien, on me regarde. Moi, je regarde mon discours et je lis :


« — Chers amis, chère Magali, cher Jean-Philippe c'est pour notre belle localité un jour de joie... »


Il y en a trois pages comme ça. Ma secrétaire n'a qu'à imprimer les trois pages et écrire le prénom du marié et le prénom de la mariée sur les pointillés. Je n'ai pas de secrétaire. 


Je lis les trucs légaux et je recueille les consentements. Les jeunes mariés jettent un regard derrière eux avant de répondre. Toute la salle fait « non » de la tête. Non, Diane et Martin ne sont pas arrivés. Les mariés se disent oui d'une toute petite voix. Ils s'embrassent vite fait, comme si l'un des deux était pressé d'aller travailler. La salle applaudit comme on applaudit l'entracte d'une pièce expérimentale : avec soulagement.


La noce n'a pas besoin de se diriger en convoi vers la résidence des absents : elle est sur la place du village. Le bar/tiercé/boulangerie/épicerie/poste/gîte est fermé. Le vent soulève et dépose un écriteau sur la porte du seul commerce à dix kilomètres à la ronde. Quelque chose est écrit, trop petit pour être lu du milieu de la place. Tout le monde me regarde comme si j'étais le seul à savoir lire. Je franchis la place. L'écriteau dit « fermé pour cause de divorce ». Le taux de divorce dans mon village était de zéro depuis cinq ans : les statistiques s'affolent. 


« — C'est rien. Une petite dispute. Vous verrez : demain ça sera ouvert comme d'habitude ! »


Le village fait semblant de me croire. La noce rentre ranger la salle des mariages et la transformer en salle des fêtes. La camionnette du traiteur attend de décharger ses plats. Les bouchons attendent de convier de la mousse dorée dans des flûtes de location.


*

* *


Le lendemain le champagne, le foie gras de l'entrée, la biche du plat de résistance, les macarons du gâteau et la pharmacienne aux yeux de biche que j'ai fait valser une partie de la soirée avaient quelques mots à dire à l'intérieur de mon crâne. La pharmacienne était rentrée dans son chef-lieu sans me laisser le moyen de la recontacter. Le reste du menu se rappelait à mon existence. Je me suis prescrit un antidouleur et quelques heures de sommeil supplémentaires à moi-même. 

Pulling a BradburyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant