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- Julien reviens ici ! Julien !

Julien claqua la porte de sa chambre et s’écroula sur son lit, perdu dans le vide de ses pensées abstraites. Impossible, pas sa Daphné, pas elle. Pourquoi ? Il ne comprenait pas. Sa Daphné, sa cousine, celle avec qui il avait fait les quatre cents coups étant petit. Daphné… suicidée ? Impossible, c’était une farce, une caméra cachée.
La porte de sa chambre grinça en s’ouvrant. La mère du garçon passa sa tête dans l’entrebâillement et murmura d’une voix douce :

- Chéri, si tu veux en parler nous sommes là avec papa. Tante Julia m’a prévenue que… l’enterrement se déroulera vendredi prochain. Je vais prévenir le lycée tu n'iras pas en cours ce jour-là.

Et elle repartit comme elle était venue, laissant seul cet adolescent perdu. Il était 13 heures 30 et la nouvelle venait de tomber. Daphné Libreville avait été retrouvée, étendue sur son lit, dormant paisiblement de ce sommeil lourd et sans fin qu’on appelle la mort. Les coupables ? Des dizaines de boîtes de médicaments en tout genre, posées sur son bureau, telle une armée de soldats dont le but est, certes, d’aider et de soigner mais aussi de tuer sans relâche.

Et maintenant ? Que faire ? Julien se leva et d’un seul mouvement, attrapa son sac à dos et enfila sa veste ainsi que ses baskets. Il avait besoin de marcher. Ses pas le conduisirent jusqu’à une bouche de métro à deux rues de son appartement, station Jean Jaurès. Il s’y engouffra et descendit les escaliers menant aux tunnels en se faisant la réflexion que c’est comme s’il descendait aux Enfers, rejoindre Charon au bord du Styx. Le métro arriva dans un tourbillon de crissement et de chaleur et Julien monta sans se demander où il allait. Il reprit ses esprits alors que les portes s’ouvraient sur la station « Arènes ».
Les Arènes… L’adolescent se rua hors de la rame et sortit in extremis, manquant de se faire trancher en deux par les portes. Il déboucha au grand air,  devant le lycée technologique, les rails du tramway passant à ses pieds. Sans hésitation, il prit à gauche et suivit les rails jusqu’à apercevoir l’auto-école où Daphné prenait ses cours de Code de la Route. Il tourna à nouveau à gauche, enfila la rue de Cugnaux sur deux cents mètres environ avant de s’arrêter devant une barre d’immeubles HLM s’élevant haut au-dessus du quartier.

C’était là. Là qu’elle vivait. Là qu’elle rentrait tous les soirs ou presque après les cours. Là qu’ils avaient eu nombre de fous rires, assis en tailleur sur son lit à couverture rose fuchsia. Là qu’elle s’était suicidée.

Le portail qui permettait l’accès au second immeuble, situé un peu plus en arrière, loin de la route et des passants était fermé. Pas de problème: Daphné lui avait déjà montré un passage à travers les grilles entourant la résidence utilisé par tous les enfants y vivant et souhaitant faire le mur. Il était situé sur la droite du portail, dans la haie, qui recouvrait le grillage. Quelqu’un en avait coupé les fils de façon à créer un trou assez large pour qu’un enfant puisse passer mais, à cause de sa grande taille Julien dut se plier en quatre pour traverser, y laissant au passage, un morceau de son t-shirt. Une fois de l’autre côté, l’adolescent n’eut plus qu’à passer devant l’institut de beauté qui faisait partie intégrante de l’enceinte et il se retrouva dans l’arrière-cour de la résidence. Une ambulance était encore là, en stationnement mais Julien doutait que ce ne soit pour Daphné. Quelqu’un avait dû faire un malaise. Le parking était désert. Il tenta de pénétrer dans l’immeuble mais quand il voulut rentrer le digicode de la porte une lueur rouge clignota. Il avait été changé.
Étrangement, ce petit incident eut un puissant impact sur Julien. Il avait l’impression que, ne pouvant plus pénétrer dans l’immeuble de Daphné, il était exclu définitivement de sa vie. Il recula de quelques pas et regarda au premier étage. La sixième fenêtre en partant de la gauche. Elle était ouverte et il distinguait les murs roses pale de la chambre de sa cousine, les papillons accrochés au panneau de liège, le bureau de bois clair sur lequel s’entassaient encore des piles de livres et de cahiers. Il réussit même à voir les portes de sa vieille armoire qui renfermait davantage de déguisements que de vêtements.

Une vague de souvenirs l’assaillit.

Lui et elle, fouillant dans un coffre rempli de trésors : des colliers de perles, un cache œil de pirate, des épées de bois. Lui et elle dansant sur de la musique des années 80 dans son salon. Lui et elle grimpant le plus vite possible dans les rares arbres de la résidence. Lui et elle, assit par terre, au pied du lit ou sur le tapis moelleux de sa chambre, discutant de tout et de rien, se confiant parfois leurs secrets les plus intimes. Lui et elle, faisant de la trottinette et du vélo sur ce parking. Lui et elle assit à son bureau en train de faire des devoirs, ce qui souvent, se soldait par un échec hilarant à cause de la crème chantilly toujours posée sur un coin du bureau.

Lui et elle, lui et elle, lui et elle…

Il s’assit, les genoux remontés contre sa poitrine, la tête dans ses bras. Et il pleura. Longtemps. Ou peut-être pas. Peut-être que le temps s’était arrêté. Peut-être qu’il avait filé à une vitesse monstrueuse. Il ne savait plus. Il pleurait. Des larmes de tristesse pure lui coulaient le long des joues, caressant ses lèvres qui en buvaient quelques-unes, comme pour s’en nourrir et dégoulinant dans son cou, trempant du même coup son haut déjà abîmé.

Il avait mal.
Elle lui manquait.

Il regrettait déjà. Il regrettait de ne pas lui avoir dit tant de choses. De ne pas lui avoir parlé de tant de sujets. De ne pas suffisamment s’être intéressé à elle pour voir qu’elle n’allait pas bien. Et dire qu’il y avait un mois à peine, il se tenait là-haut, au premier étage de la barre HLM de la rue Cugnaux, appartement 130 et… il riait avec elle devant une bonne gaufre au sucre faite maison. Aujourd’hui il était devant l’immeuble, assis sur le béton brûlant et pleurant toutes les larmes de son corps.

Il leva la tête et contempla la chambre de sa cousine à travers sa fenêtre. Il en était sûr à présent : il ne reviendrait plus jamais ici. Alors il gravait dans sa mémoire les moindres détails qui le raccrochaient encore à sa Daphné : ses souvenirs.

La LumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant