Chapitre I : Et l'Existence Fut ...

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Depuis la grande annonce, son regard avait changé. Il était comme livide et vidé de toute vitalité. Un homme de science passe sa vie à regarder l'horizon. Fut un temps, le père de Simon regardait également au loin. L'on pouvait percevoir derrière la candeur de ses pupilles la passion ardente d'un génie qui jaillit. Désormais, du haut de ses 1m62, il ne regardait plus que ses pieds.

Quoi de normal pour un inventeur ayant enfin atteint son but que de temporairement poser ses yeux sur son accomplissement, avant de reprendre la vigueur d'antan pour poursuivre un nouvel objectif.

Mais cette situation n'avait rien de normal. Désespéré, comme si toute la culpabilité du monde venait de s'abattre sur ses épaules, il suivait, languissant, l'homme au costume jaune. Son avenir semblait scellé dans la pénombre la plus obscure. Alors, les bras ballants, il enchainait interviews, conférences et émissions. Son invention allait révolutionner le monde et il paraissait que cela lui avait brisé les entrailles.

L'homme au costume jaune était le président directeur général d'une compagnie de transport. Après avoir frôlé la faillite en finançant abondamment le pôle "recherche et développement" de sa firme, un nouveau jour s'annonçait pour lui : ses chercheuses et chercheurs avaient enfin mis au point ce que l'humanité avait longtemps fantasmé : un téléporteur. Et c'est le père de Simon qui était à la tête de ce centre. Lui et une petite équipe d'ingénieurs étaient les seuls sur Terre à connaitre le principe physique permettant l'élaboration d'une machine de téléportation.

Sous cet angle, on pourrait mieux cerner le poids qui l'incombait : en effet, seule sa compagnie détenait le brevet du téléporteur. Et du fait, bien évidemment, de l'excentricité et de l'aura du téléporteur qui persistaient dans l'imaginaire collectif depuis des siècles, mais également à cause de la révolution qu'allait constituer la mise en circulation de telles machines dans le marché du transport, il fut clair que les autres sociétés finiront par couler -les moyens de locomotion usuels devenant obsolète à bien des égards. Le secret de la téléportation obsédait donc toutes ces entreprises au bord du précipice.

Oh, il y avait bien eu quelques ingénieurs dont on avait retrouvé le corps avec les ongles arrachés, les orbites tuméfiées, les phalanges disloquées et les dents déracinées, mais personne ne connaissait aussi bien cette machine que le père de Simon. Cependant, la construction du téléporteur et le patrimoine intellectuel qui avait permis de lui faire voir le jour était devenu une affaire d'Etat : Simon et toute sa famille étaient très bien protégé.

Le jour de la première téléportation officielle arrivait à grands pas. Il allait sonner le glas de l'ouverture au public de la téléportation en tant que moyen de déplacement. Mais les opportunités qu'offrait un tel progrès allaient également bénéficier à la stratégie militaire, aux voyages interplanétaires, aux échanges commerciaux, etc. Quant au père de Simon, il se décomposait de jour en jour. Putride, le blanc de ses yeux s'assombrissait, jusqu'à former un pâle camaïeu de jaune. Il allait lui aussi participer à la démonstration, il allait être en fait l'un des premiers humains à être téléportés. Bien sûr, des tests avaient été préalablement réalisés avec des cobayes humains, il ne s'agissait là que d'une avant première à visée marketing. Un moyen d'immortaliser un évènement historique sous le joug des caméras.

La veille de l'événement, la santé mentale du père de Simon semblait s'être dégradée à un degré paroxystique. On avait dû raser son crâne, car il s'arrachait les cheveux pour les manger, et il passait le plus clair de son temps en camisole de force. Il parlait également seul. Il s'agissait a priori de simples coprolalies mais il y avait au milieu de ce chaotique bredouillage une récurrence des termes "secret" et "crime". Décision fut prise qu'il ne participerait pas à l'évènement.

Finalement, à 2h14 du matin, une médecin de garde de l'unité psychiatrique où il était interné entendit un bruit sourd venant la chambre du pauvre homme. Elle accourut et le découvrit partiellement pendu aux barreaux de sa chambre, en train d'agoniser. Il criait de toute ses forces au travers de ses cordes vocales compressées par le nœud coulant de ses draps blancs. "Je dois payer, je dois enfin être jugé!" Très vite l'infirmière le détacha et le mit à terre. Mais l'homme continuait à geindre et à se tordre de douleurs. Il supplia, dans un râle mêlé à des glaires de sang et de lymphe, qu'on l'achève, qu'on finisse de l'asphyxier. Ses grognements résonnaient de plus en fort dans la tête de la docteure, ce tintamarre lui devint vite infernal.
Alors, elle se mit à l'étrangler. L'écume rougeâtre chuintant par tous les pores de la gorge du mortifié la fit une première fois glisser. À genoux, elle commença elle aussi à crier. Les crissements du larynx du vieil homme et les crépitements des os de sa nuque se démantibulant sous les doigts de la femme la rendaient encore plus frénétique, la forçant, avec la complaisance des strangulations de la voix haletante du mourant, à en finir au plus vite. Bientôt, elle se retrouva avec le cadavre âpre et encore tiède du père de Simon dans ses mains.
Il y eu deux morts cette nuit là.

L'homme au costume jaune fit en sorte que ces funestes évènements ne s'ébruitent pas trop. Et la démonstration du lendemain fut un succès.
Très vite, la téléportation se démocratisa et les anciennes compagnies aériennes et ferroviaires commencèrent leur transition vers l'ère du voyage instantané. Comme cela était à prévoir, la compagnie du père de Simon n'avait pas pu garder les secrets de leur innovation bien longtemps. Mais cela importait peu l'homme au costume jaune qui avait alors le monopole du secteur.

Petit à petit, le milliard de téléportations fut atteint. Chacun voulait se téléporter au moins une fois dans sa vie. C'était une expérience nouvelle, unique, une véritable attraction, un moyen de se mouvoir hors du temps.

Quelques décennies plus tard, voyage n'était plus synonyme d'avion, de train ou de bateau mais de téléportation. La Terre était comme réduite à un point. Chaque lieu était infiniment proche du reste de la planète.
Parallèlement à tout cela, de grands chantiers furent lancés au nom de l'intérêt soudain des grandes puissances mondiales pour la spéléologie et certaines ressources souterraines.

Un beau jour, alors qu'une femme se prélassait à sa terrasse sous le soleil, elle reçu la visite d'une autre femme rachitique. Elle n'avait que des haillons en guise de vêtements et son visage était gondolé par la boue, comme garni de suie. Néanmoins, un détail interpella la protagoniste au balcon : la ressemblance déroutante de cette étrangère avec elle même. L'étrange fille semblait vouloir lui parler, mais, d'un air détendu, elle ne mit qu'une feuille dans sa boite au lettre puis s'éloigna. Dubitative, la femme du balcon mis plusieurs jours avant d'ouvrir sa boite au lettre. Elle y trouva un court message manuscrit avec un cheveux collé au bas.

« J'ai réussi à m'échapper.
La téléportation n'a jamais existé. Les téléporteurs ne font qu'enregistrer la structure atomique des usagers au départ pour la reproduire à l'arrivé. La personne est recréée à l'identique : elle possède rigoureusement le même corps à l'atome près, le même cerveau aux connexions neuronales près. La conservation exacte des souvenirs donne l'illusion de téléportation et de continuité.
Mais la révolution qui façonne le monde depuis toutes ces années n'est pas la téléportation : il s'agit du clonage.

Nous autres, qui n'avons pas été recréés au point d'arrivé, sommes désintégrés ou rendu en esclave. On nous dépossède de notre identité sans que personne ne puisse s'en rendre compte. Sous la vie innocente de l'humanité recréée, des milliards d'entre nous souffrent et meurent à chaque instant.
S'il te plait, aide-nous. Diffuse ce message. Fait prendre conscience au monde de l'horreur extrême qui se joue sous ses pieds.
Je suis sûr que tu y seras sensible. Je le sais, car je suis toi et tu es moi. Je me connais mieux que personne.

Moi, je n'en ai plus la force,

Adieu,
Je meurs tant qu'il en est encore temps. »

Moi, Simon : le néant absoluOù les histoires vivent. Découvrez maintenant