VIII

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je me suis souvent trouvé moi-même un certain mal à assimiler des concepts simples que les individus aiment à se répéter dans la vie pour se rassurer piteusement, et cela semble fonctionner alors je songe à leur laisser une chance

par exemple, j'ai longtemps mis à comprendre que les gens me manquaient rarement autant que l'artificielle reconstruction d'un souvenir d'eux que j'en gardais, et tu en es la preuve incarnée sous la forme d'un être féminin aux cheveux clairs

la seconde idée, la plus handicapante à une échelle personnelle, m'a souvent plongé dans une infinie confusion, un désarroi, égarement, déboussolement, déconcertance et même dirais-je une certaine détresse, sur l'aussi longue durée qu'ait pu avoir ma courte vie jusqu'à présent

j'ai toujours vécu étranger au fait de me laisser ressentir mes propres émotions

je les intellectualise, j'y réfléchis, je les rends rationnelles, je les éloigne de mon corps et les rapproche de mon esprit,

comme tout le reste je m'efforce de la contrôler, de la même façon que j'aurais voulu contrôler ton départ, contrôler ton amour, et surtout contrôler le mien, de façon à ce qu'il n'apparaisse pas si j'avais seulement su,

ne m'envahisse pas d'un émoi furieux,

ne déborde pas comme du lait bouillant, à m'en brûler la chair et entacher les parcelles de ma personne que je regrette à tort maintenant d'avoir mises à nu sous tes yeux

j'ai porté l'amour et c'est bien le seul sentiment qui ait bien traversé mon corps sans que je parvienne à l'attraper et le rediriger vers mon cerveau borné,

je t'ai laissé à voir mes entrailles peintes de tes empreintes digitales, mes côtes qui se soulevaient seulement dans un but de mieux humer ta peau, les papillons de mon estomac, je me suis présenté à coeur et corps ouvert et t'ai spirituellement laissé t'y immiscer,

puis j'ai appelé cela m'être amouraché de toi

j'ai parlé d'amour parce que je l'avais ressenti, et c'était bien la première fois que je laissais un sentiment passer la porte épaisse de ma cage thoracique ; observe comme je parle tant de tristesse que je la réprime au fin fond de moi-même quand j'en ai fini de la décrire de mes mots mal choisis, vois comme je réfléchis tant à l'idée de la colère que j'en oublie de la laisser faire ce qu'elle a à faire au fond de moi,

rougir ma peau, serrer mes dents, faire trembler incontrôlablement mes muscles, assécher ma gorge et faire briller mes yeux, férocement multiplier les battements de mon coeur, tourner ma tête et nouer mon estomac, faire fourmilier mes jambes et déranger mon esprit

j'ai rangé tout cela au fond de moi, j'ai enfourné tous ces débris dans la cave qui m'a toujours permis de garder le contrôle, et puis tout s'y est lentement entassé, les photos de nous, ta senteur, nos disputes, nos rires, nos courses effrénées contre la montre, nos quiproquos, les brins de ta tignasse solaire laissés sur mes pulls avant que tu ne me les subtilises et ne me les rendes plus jamais, le souvenir du sourire de ta mère quand j'attendais timidement sur le pas de ta porte, ta couleur préférée, le nom de ce hamster dont tu avais fait l'acquisition il y a dix ans de cela, nos copies de travaux de groupes, nos anecdotes les plus fâcheuses et nos aventures les plus enthousiasmantes,

comme un placard aux objets trouvés plein à craquer, prêt à déborder à tout moment et joncher le sol de restes de souvenirs mélancoliques — et c'est ce qui s'est passé

je ne suis plus parvenu à ignorer ces maux qui me tourmentaient, ils prenaient lentement l'ascendant et je me sentais si impuissant

j'ai été forcé de leur faire face, qu'on se trouve nez à nez, de les regarder dans les yeux sans ciller, de les serrer avec ferveur entre mes bras tremblants à un instant où mon souhait le plus vif aurait été de les attraper à la gorge, rouer leurs joues de coups et qu'elles se couvrent de leurs propres larmes

j'ai été obligé de les laisser exister en moi, s'exprimer, de me sentir l'envie de crier,

et cela m'a très paradoxalement fait un bien tellement plus fou que ce que je serais parvenu à imaginer

j'avais ressenti ce que j'avais à ressentir, et le vide laissé par la colère, la tristesse, le remords qui m'avaient attendu si longtemps se remplit à présent d'une forme de paix, pour ma plus grande satisfaction.

anagrammesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant