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Il desserra sa pression et se mit en chien de faïence.

L'esprit de Séraphine tournait à plein régime. Premièrement, elle ne pouvait par l'unique force de ses doigts briser la perle, en second, elle ne le croyait peu.

« Je...

— Fais-le. Si ça marche, si c'est un mensonge, qu'est-ce que tu as à perdre ? »

Il coupa court à ses hésitations. Elle frissonna, quand il lui frôla les phalanges pour la guider. Le joyau semblait se mouvoir au contact de la pulpe de ses doigts . Il vivait par un sortilège inconnu. Avant d'user de sa force, elle chuchota pour elle-même une phrase, son mantra : « Chaque putain de chose qu'on fait dans cette vie, on doit la payer. ».

La perle produisit un craquement terrible. Cachée par le rideau, la petite Edith réprima un cri et s'enfuit rejoindre les jupons de Maman Tine. La surface brillante de la perle se fissura comme la coquille d'un poussin. Les traits graciles de la femme prirent une teinte rouge. Séraphine était ébahie : l'homme avec les bouts de fer avait raison. D'un coup, la douleur fut délogée de sa poitrine, elle se sentit libre. Elle leva le menton vers Aragon. Leur souffle se croisèrent. Un effluve de pins et d'huile de coco entourait l'homme. Elle eut envie de l'embrasser, l'espace d'un instant, mais elle recula vivement et fut en proie à des vertiges. Elle vit les lèvres fines de son compagnon remuer. Elle s'affala sur la banquette et ferma les yeux.

***

Séraphine se réveilla. Maman Tine, Aragon et Chenille l'observaient, l'une inquiète, l'autre indifférent et le dernier effrayé. À peine son dos eut-il froissé le velours rouge que la voix rocailleuse de la maîtresse de maison tonna : « Sombre idiote. Ne pouvais-tu pas refuser ? Te défendre ? Tu es une sombre boursemolle ! » elle l'accabla de tous les noms, avant de se concentrer sur Aragon, l'air hagard ; « Qu'allez-vous entreprendre sur ma protégée ? Elle n'est pas à vous, elle est en danger, je dois m'occuper d'elle. Partez ! »

Aragon se leva, hésita sur le pas de l'alcôve. Aucune des filles n'était venue fouiner dans leur affaire. Tant mieux. Il se pencha vers Séraphine, comme pour lui envoyer un baiser sur ses mains blanches comme le marbre, mais la saisit. Alors Maman Tine recula horrifiée, sachant ce qui allait se dérouler.

Un tourbillon assourdissant se déchaînait dans les tympans des deux personnes liées. Aragon avait l'habitude au contraire de Séraphine. Elle se débâtit mais la poigne d'Aragon tenait bon. Des perles de sueur naissaient sur son front. Il se concentrait pour offrir à sa voyageuse un saut agréable. Autour d'eux, l'atmosphère était cotonneuse, balayée par une sorte de poussière multicolore. Séraphine entrouvrit les paupières et hurla des mots inaudibles.

Puis, d'un seul coup, tout fut fini, aussi rapidement que cela avait commencé.

Séraphine tourna sur elle-même, les pans de sa robe délicate s'élevant au vent. Ils étaient dans cette même alcôve mais la comparaison s'arrêta là. Il faisait sombre, il y avait des bruits de voitures, des cris, des ordres lancés. C'était la cohue. Une faible lumière provenait de l'extravagant papillon bleuté.

Les fossettes d'Aragon se découpaient dans la lumière. Il tendit sa main de fer vers elle, pour l'inviter. Délicatement, mais avec une certaine appréhension, elle posa ses doigts frissonnants sur la paume. Ils s'avancèrent tous deux vers le rideau. Ils décalèrent un pan et la femme réprima un cri.

La scène avait changé d'aspect, plus provocante, sophistiquée. Seul le piano était resté inchangé. Dessus trônait le portrait d'une chanteuse française, la môme Piaf.

Aragon dit : « C'est chez toi, tu te souviens non ? Nous y étions il y a dix minutes, et pourtant, aujourd'hui nous sommes en 2031, soit un centenaire dans le futur.

— Qui sont tous ces gens ? Ces filles ressemblent à mes amies, et cette vieille femme au fond à des aires de Maman Tine. Enfin, tous ces hommes ont la même carapace que vous. Vous sont-ils familiers ? »

Elle se tourna vers lui, la main toujours dans la sienne. Aragon gratta sa barbe de trois jours, avant de déclarer sur un ton éloquent : « Oui, ils font partie de l'unité spéciale. Ils sont chargés de régler les anomalies, ici cette bulle temporelle. Tu le découvriras vite, malgré l'absence du temps, il en faut un certain pour démanteler les problèmes comme ceux-ci. Ils génèrent des soucis, comme la réhabilitation ; de la recherche ; des causes et des conséquences. Malgré l'absence du temps, il aura fallu cent dix ans pour clôturer cette maison close qui porte définitivement bien son nom. Cette vieille est ta très chère Maman Tine. Ces filles, d'autres protégées comme toi. Et enfin, ces hommes ont été dépêchés par moi-même. »

Elle fronça les sourcils. Il lui fallut du temps pour assimiler ce qu'elle apprenait. Le voyage dans le temps ? ou même hors du temps ? C'était surréaliste ! Et cet homme qui lui assurait avoir mandaté ce démantèlement alors qu'il était en sa compagnie depuis le début...

« Je vois le doute dans tes yeux, et je te comprends. À ta place, j'aurai fui depuis belle lurette ! S'ils sont là, c'est que j'ai pu aller les contacter après. S'ils sont là, c'est que j'ai pu t'emmener ailleurs. Allons-y. Il n'est pas nécessaire de rester ici, ce n'est que douleur. »

Il cracha la fin de sa phrase puis se prépara à la retransporter dans un autre lieu, à une autre époque. Troublée, Séraphine retira sa main.

« Douleur ? Excusez-moi ? Je ne crois pas. Ce lieu, c'est ma vie. C'est mon âme. C'est toute mon enfance. Vous savez, je ne connais pas ce monde qui est dorénavant le mien, mais je me sens mieux dans l'ancien, dans le faux. Je préfère pleurer à chaudes larmes la destruction d'un lieu qui m'est cher que de tourner le dos.

» Vous savez, je ne connais pas ma famille. Je n'ai jamais rencontré mes parents. Je suis orpheline, d'un côté. Est-ce qu'ils sont morts ? vivants ? Qu'importe, je ne les cherche pas. Vous me dites que j'ai été apportée ici, sûrement par eux. Et alors ? Est-ce que j'ai envie d'aller dans cet univers inconnu ? Est-ce que j'ai envie ? tout simplement...

» À vous entendre, à vos regards, à votre gestuelle, je ressens cette haine. Vous vous contenez, mais je peux jurer que vous détestez cet endroit. Vous jouez de votre position. Vous faites le beau, vous vous sentez fier d'avoir classé cet endroit comme une huître que l'on aspire et vide.

» Oui, mon métier n'est pas glorieux. Oui, de la part des autres, nous sommes mal considérées. Et pourtant, j'aime cette flamme du désir. La chaleur des corps qui bougent, des râles, du piano qui s'emballe, des soirées. C'est ma vie, c'est moi. Et je me sens étrangère avec vous. Et je me sens étrangère avec ce monde sans le temps, ce que j'ai de plus. »

||𝙎𝙚 𝙇𝙖𝙞𝙨𝙨𝙚𝙧 𝙏𝙤𝙢𝙗𝙚𝙧|| (°NOUVELLE S.F.°)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant